Marginales 300 au chevet de l’Europe

COLLECTIF, La dernière EUR?, Marginales n° 300-301, Printemps-Été 2019, 170 p., 10 €  

La revue Marginales célèbre aujourd’hui sa 300e livraison. Créée en 1945 par l’écrivain belge Albert Ayguesparse, elle a connu une interruption de 1991 à 1998. Date à laquelle Jacques de Decker, en prit la direction, lui donnant un nouveau départ, mais aussi une nouvelle spécificité en orientant, à chaque parution, les textes littéraires inédits et venus de tous horizons, vers un thème central.

« Immatriculé » comme les voitures « eurocratiques » : LA DERNIERE EUR, ce numéro 300 a pris l’« union » européenne pour thème, et plus précisément toutes les menaces qui pèsent sur le sort de cette presque septuagénaire, comme les sous-entend (ou tente de les conjurer) l’intitulé en forme de provocation funèbre (titre aussi d’un des textes de ce patchwork littéraire). Et comme le précise Jacques De Decker dans la préface éclairante de cette livraison où il évoque la multiplicité et les contradictions des interprétations qui marqueront l’avenir  : « L’Europe, en effet, est un écheveau d’enjeux, d’intérêts, de stratégies, et n’apparaît plus, on est en droit de le déplorer, quoi que l’on  proclame ici et là, comme une ambition partagée ». Chemin faisant, l’auteur retrace les étapes d’un accouchement effectué dans la sagesse : « D’un côté le commerce, de l’autre le droit : sur  ces indices de civilisation misant sur l’accord, le compromis et l’échange, les meilleures bases d’une coexistence pacifique se sont esquissées » . Mais la politisation allait peu à peu prendre le dessus et mener à la situation confuse et aux tribulations identitaires que l’on vit aujourd’hui. Vaste champ de réflexion susceptible de motiver les plumes le plus diversement inspirées. Elles ne s’en sont pas privé tout en évitant, conformément aux vœux des concepteurs de la revue, de produire des « comptes-rendus critiques, la priorité étant délibérément donnée à la création ». Création littéraire bien entendu, à laquelle sont conviés les écrivains belges, confirmés ou débutants, ainsi que des « étrangers de passage ».

Pour illustrer les « Eurs » et malheurs de la patiente, que d’aucuns voient aujourd’hui « en état de mort cérébrale », en plus des « primo-arrivants » on reconnaît parmi les deux douzaines de contributeurs masculins et féminins, de « vieux routiers » de la revue tels les Dellisse, Wellens, Baronian, de Meeûs, Remy-Wikin, Simon, Atlas, Pirard, Thomassetie et d’autres encore. Difficile ou injuste de faire sortir de l’ensemble l’un ou l’autre de ces textes dont la diversité et l’originalité ressortent aussi bien à l’Histoire qu’à la parabole, à la métaphore, à la poésie, à la mythologie, au surréalisme, à la philosophie ou simplement au vécu domestique dans cette Europe si souvent montrée du doigt par ses affiliés. Avec, bien entendu, de multiples incursions dans les grands problèmes et/ou enjeux d’aujourd’hui comme, entre autres, le féminisme, l’immigration, le racisme, le chômage la pédophilie, sans oublier le happening pathétique du Brexit… Le tout entre volontarisme et amertume, entre dénonciations implicites du capitalisme tout puissant et des dérives identitaires ou populistes. Qu’il soit permis à cet égard de détourner, dans un sens tout particulier, le titre initial et fantasque imaginé par Marcel Duchamp pour son célèbre et fragile Grand Verre : La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Tant il est vrai que certains compagnons de route de la belle endormie européenne ont tendance à brandir leur carnet de mariage quand il s’agit de profiter de sa dot et de ses bontés, mais, dans le même temps, à se débarrasser de leur alliance pour retrouver des habitudes de célibataires égocentriques et de vieux garçons jouisseurs.

Ghislain Cotton