Marguerite Yourcenar, actuelle

Marguerite Yourcenar



À l’occasion du trentième anniversaire du Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar (CIDMY), et de la sortie du film de Françoise Levie, Zénon l’insoumis, Entre Marguerite Yourcenar et André Delvaux, revisitons l’œuvre de l’autrice des Mémoires d’Hadrien, de L’œuvre au noir au travers d’un double entretien avec Michèle Goslar, fondatrice du CIDMY, et avec la réalisatrice Françoise Levie.

Sans conteste, la puissance du verbe de Marguerite Yourcenar est liée à son exploration d’espaces de pensée intemporels. Sous-tendant une vision du monde, son écriture évoluera de la généalogie (de l’Histoire — de la Rome antique avec Hadrien, de la Renaissance avec Zénon —, de l’histoire familiale avec Le Labyrinthe du monde) à la géologie, à la grande vie des pierres, des océans.

Visionnaire sur le plan de l’écologie, elle n’a cessé de dénoncer la dévastation de la Terre, l’évolution désastreuse de la modernité, montré combien le progrès technique a accouché d’un monde uniformisé, dominé par le consumérisme, l’exploitation capitaliste, le productivisme effréné. Au travers de sa critique du vide symbolique de nos sociétés et de la pulsion destructrice du culte de la consommation, elle a pointé les génocides et les écocides sur lesquels la modernité repose. Se tenant à l’écart des avant-gardes, de l’expérimentation formelle, elle a de façon réductrice été enfermée dans l’image d’un écrivain classique. Si la majesté de sa langue se situe au plus loin de l’écriture blanche, de l’autofiction, des mises à nu et des microfictions nombrilistes, elle traduit avant tout un esprit libre, étranger aux modes, qui se refuse à se poser en guide, en prophète. Solitaire dans son siècle, Yourcenar se singularise par le mouvement vertical de son écriture qui sonde, dans une esthétique de l’indirect, tant les convulsions lentes des civilisations que les effusions des hommes (passion, homosexualité, inceste…). La manière dont elle glisse de l’amour vécu aux mystères d’Éros, des souffrances endurées, de la mort de proches à une perception à la fois singulière et universelle des phénomènes lui permet de préserver le particulier en le dilatant à l’universel. Le factuel s’ouvre à son intelligibilité, à sa teneur en pensée. Le personnel est décanté dans une opération de transmutation.

Arpenteuse érudite et passionnée de l’aventure du vivant, aussi bien de ses formes culturelles que de ses expressions naturelles, Yourcenar est avant tout une voix qui parle à notre contemporanéité en ce qu’elle n’a jamais pactisé avec l’empire des apparences et de la frivolité, avec la République parfois ubuesque des Lettres. Son œuvre célèbre en un seul mouvement ce que l’Occident a désastreusement scindé : les plus hautes œuvres de l’esprit et les plus grandioses beautés de la matière, sachant que le méprisé, le dédaigné — un galet, un rayon de soleil, une motte de terre — relève de la grandeur. Sœur de Roger Caillois, elle a dirigé ses sens vers les diverses manifestations de la vie, l’oreille collée aux grands cycles des civilisations, au labeur du Temps, « ce grand sculpteur », soucieuse de célébrer la beauté d’une forêt, d’une baleine au même titre qu’un chef d’œuvre de Dürer. La magie des créations humaines se tient côte à côte avec celle des créations de la nature. Un même souffle les anime et les relie.

L’Histoire sinue comme un animal, pousse comme un arbre dont Yourcenar capte la respiration, les lents mouvements de croissance et de déclin. La lumière, l’ombre de la pensée et du monde se traduisent dans le clair-obscur de phrases portées par l’art du colorisme. Si Proust concevait La recherche sous la forme d’une cathédrale ou d’une robe enserrant la présence de l’humain mais en l’absence de la nature, l’œuvre de Yourcenar évoque un temple, le temple de la nature à l’intérieur duquel l’homme est une concrétion de vie parmi d’autres, pour le meilleur et pour le pire, prodigieux créateur mais non moins redoutable prédateur-destructeur. Depuis le début de son entrée en écriture, Yourcenar a donné voix aux formes de vie non-humaines, mais, à la faveur de l’accélération du saccage environnemental, elle a accentué au fil du temps son hommage à l’animal, au végétal, au minéral. Solitaire solidaire à l’affût de l’âme des lacs, des bisons, des jacinthes du Mont Noir

Michèle Goslar : « Rendre accessible à tous l’œuvre et la vie de Yourcenar »

Michèle Goslar

Tu as créé le CIDMY  en 1989. Tu as publié une biographie de Yourcenar[1], de nombreux essais sur elle, sans oublier les bulletins du CIDMY. Peux-tu tracer les objectifs du centre, ses activités ?

J’ai lancé le CIDMY en 1989, car lors de mes recherches bio-bibliographiques sur Yourcenar, j’ai constaté la difficulté de trouver certaines de ses œuvres. L’objet du Centre est de rendre accessible à tous l’œuvre et la vie de Yourcenar, de la diffuser au maximum, de répandre ses réflexions particulièrement actuelles, notamment concernant « l’état de la Terre ». Tout le monde, quels que soient l’âge, la formation, la motivation, peut venir gratuitement consulter nos 7000 documents (livres, articles, traductions, vidéos, enregistrements, photographies…) et s’informer de Yourcenar et de son œuvre. C’est l’originalité du CIDMY comparé à d’autres institutions. Nous guidons aussi les chercheurs (universitaires, doctorants, étudiants et élèves) dans leurs travaux et nous nous déplaçons dans les écoles pour présenter l’auteur  et son œuvre. Enfin notre base de données est accessible à tous.

Nous organisons aussi des visites guidées, nous collaborons à des événements, des adaptations, des lectures, et donnons de nombreuses conférences.

On accole souvent à son œuvre le qualificatif « classique ». Or, tant du point de vue de l’écriture, de la forme que des idées, Yourcenar déborde ce registre. Peux-tu exposer la façon dont elle s’émancipe du corset d’écrivain classique ? En quoi est-elle une Académicienne non académique ?  

Yourcenar n’est pas du tout un auteur classique ! Du point de vue de l’écriture, elle parle elle-même, d’« exactitude », exprimer les idées le plus exactement possible, ce qui l’encourageait souvent à « nettoyer » ses textes. Elle avait en horreur le roman d’amour à la française et le roman psychologique en général. Elle ignorait totalement les modes de son époque : le surréalisme, l’écriture automatique, le vers libre, le Nouveau roman… Son style s’accorde aussi parfaitement à son propos. Ainsi, par exemple, Alexis qui cherche à faire comprendre à son épouse qu’il la quitte pour assumer son homosexualité, en évitant le mot, use d’un tour alambiqué qui témoigne de son embarras: « Ce dont je différais le plus ce n’était pas des femmes »…

Du côté des idées, Yourcenar est franchement subversive. Ignorant totalement la littérature actuelle du « moi, je », Yourcenar parle d’elle comme de « l’être que j’appelle moi » et l’étend jusqu’à l’universel. Elle recourt à l’histoire pour reculer dans le temps des expériences qui sans cela seraient banales, ou fait raconter son histoire par le protagoniste (je pense au Coup de grâce). Elle aborde les choses avec une hauteur peu commune.

Il faut aussi dire qu’elle n’est pas l’auteur difficile qu’on présente généralement. Excepté le recours au latin (Mémoires d’Hadrien et L’œuvre au noir), son style ne se caractérise ni par un vocabulaire recherché ni par une syntaxe compliquée (si on exclut le subjonctif imparfait tout à fait justifié). Ce qui fait sa complexité, c’est sa pensée. Ainsi déclare-t-elle que « le bonheur est un sous-produit », « qu’il eût été fade d’être heureux » ou que Dieu a sauvé Marie-Madeleine du bonheur… Difficile à ingérer dans notre société de l’immédiate satisfaction.

On connaît les « coulisses » de son élection à l’Académie française et son entêtement à ne céder à aucune des obligations de l’institution. Mais l’ignorer eût été une erreur de plus des académiciens. Rappelons quand même qu’en six ans elle n’y mit jamais les pieds…[2]

Quelle est la portée actuelle de Yourcenar, son urgence ? Je pense à sa lucidité écologique là où bien des nôtres restent aveugles. En quoi est-elle notre contemporain ? Serait-ce par son attention à l’universel ?

Yourcenar est hors du temps. Son œuvre, trente-deux ans après sa disparition, n’a pas pris une ride. Les sujets abordés (l’exercice du pouvoir, les guerres, l’amour, l’indifférence de l’homme à la Terre…) restent les préoccupations humaines essentielles. Son universalisme la maintient présente.

L’état catastrophique du monde actuel en fait une référence essentielle. Elle a, la première, dénoncé l’état de la couche d’ozone, mis en garde contre le progrès lui-même, accusé l’homme d’être l’« assassin des arbres et le bûcheron des bêtes », fustigé le gaspillage (dont celui de l’homme dans les guerres)… La lire permettrait aux climato-sceptiques d’ouvrir les yeux et au public de reconsidérer les priorités de la vie.

Un autre aspect de son œuvre (qui fait d’elle un très grand écrivain) est qu’elle ne laisse pas indifférente, qu’en refermant ses livres, on sent qu’on a changé. Vous pouvez relire vingt fois un livre de Yourcenar et y découvrir chaque fois autre chose que vous n’aviez pas remarqué à la lecture précédente. C’est aussi cette richesse qui en fait un auteur toujours présent.

Alchimiste des mots, Yourcenar use du passé comme d’un prisme, d’un levier pour interroger notre époque. Quels sont les échos que L’œuvre au noir trace entre la Renaissance et le XXe siècle ?

Disons d’abord que pour aborder une époque, Yourcenar lit énormément. On compte dans sa bibliothèque une soixantaine d’ouvrages sur la Renaissance et son Zénon est une synthèse d’une dizaine d’hommes illustres du XVIe siècle : Vinci, Vésale, Paracelse, Bruno, Galilée, etc. Elle se fonde aussi sur l’iconographie de l’époque.

Comment réussit-elle à nous engager dans cette époque révolue depuis 400 ans ? D’abord en abordant des sujets universaux : la guerre, la santé (Zénon est médecin), un peu la magie (il est alchimiste), la mort (et le suicide), la violence, la répression, l’amour (et la bissexualité), l’économie, la philosophie, bref des préoccupations éternelles et toujours actuelles. Elle tient compte aussi de l’époque contemporaine et de tout ce qui a évolué entre les deux moments. Ainsi Zénon est déjà effrayé par l’action des humains et Yourcenar lui fait souhaiter un monstre qui débarrasserait la Terre de la race « effrénée des hommes ». Il sait déjà que « les hommes tueront l’homme », que la guerre entre catholiques et protestants prélude à un futur rideau de fer, il devine le cancer qui ronge son ami le prieur, et que l’invention de la monnaie et des machines à tisser préfigure les banques et la finance, la corruption du pouvoir et une économie qui sacrifie l’homme au profit. Et Zénon n’est-il pas un hippie avant la lettre, quittant Bruges avec pour seul bagage un petit baluchon pour courir le monde et faire, comme le dit Yourcenar, « le tour de sa prison » ?

Centre international de Documentation Marguerite Yourcenar – Archives de Bruxelles
65, rue des Tanneurs, 1000 Bruxelles
Tél. : 02.502.74.75
http://cidmy.be

 

Françoise Levie : « Zénon, c’est l’insoumission »

Dans Zénon, l’insoumis, dont Luc Jabon a co-signé le scénario, vous partez sur les traces de Zénon au fil d’une structure audacieuse qui n’est pas celle d’un film (Zénon l’insoumis) sur un film (L’œuvre au noir d’André Delvaux) mais celle d’un voyage intimiste. D’où vous est venu ce désir d’interroger Zénon au travers des échanges entre Yourcenar et Delvaux d’une part, au travers de lieux (Linkebeek, Petite Plaisance, Bruges….) d’autre part?

Au départ, nous voulions partir de la correspondance échangée entre Marguerite Yourcenar et André Delvaux, à propos d’une adaptation cinématographique de L’œuvre au noir que j’ai découverte à la Houghton Library aux États-Unis. Yourcenar n’avait pas apprécié le film de Volker Schlöndorff Le coup de grâce et elle ne connaissait pas les films de Delvaux. Je pense même qu’elle se méfiait du cinéma en général.

Ce fut donc au début une entreprise de séduction de la part de Delvaux et Yourcenar y a répondu avec l’intelligence et la finesse qu’on lui connaît. Peu à peu, au fil des lettres, ils sont devenus amis et même assez proches. Mais cela ne suffisait pas pour faire un film. Nous avons donc imaginé le personnage de JL, un comédien, qui voudrait monter Zénon, aujourd’hui, sur une scène de théâtre.

Les lieux se sont imposés naturellement, la très belle église de Jérusalem à Bruges, le musée de l’Anatomie à Montpellier, la maison de Yourcenar à Petite Plaisance, Giordano Bruno à Rome, les jacinthes bleues du Mont Noir ou du bois de Hal… Tout cela fait partie intégrante de l’inspiration de Yourcenar, et le film lui rend hommage.

Les deux acteurs qui portent le film sont Johan Leysen (qui incarnait le geôlier dans le film de Delvaux) et Marie-Christine Barrault (qui jouait Hilzonde). Dans cette quête d’un Zénon qui ne cesse d’échapper, votre choix s’est-il d’emblée porté sur des acteurs qui avaient joué dans le film L’œuvre au noir ? C’est comme si trente ans après Delvaux, un demi-siècle après le roman de Yourcenar, l’énigme Zénon gardait toute son actualité.

Il n’y a pas eu de choix ! Ils se sont imposés d’emblée. Depuis des années, Marie-Christine Barrault se fait l’interprète de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, à travers le spectacle des Yeux ouverts, à travers les lectures et sa correspondance. Quant à Johan Leysen, c’est un acteur magnifique, un de nos plus grands comédiens, toujours en recherche d’absolu, toujours à vouloir se dépasser. C’était l’homme idéal pour interpréter JL ! Parfois, il fallait interrompre le tournage parce qu’il partait en tournée en Syrie. Avec lui, nous étions à la fois dans le XVIe siècle et dans les conflits d’aujourd’hui…  De plus, le fait qu’il ait joué dans L’œuvre au noir les scènes de prison avec Gian Maria Volonté, ajoute encore à la mise en abyme ! Comme une histoire qui se poursuit à travers les siècles, avec des personnages qui changent de rôle, jusqu’à aujourd’hui, un peu comme le roman de Virginia Woolf, Orlando.

Vous convoquez des archives qui rythment la déambulation de Johan Leysen, acteur qui incarne un acteur s’interrogeant sur « comment représenter Zénon ? ». Vous le filmez dans le parc Maximilien. Est-ce pour établir un parallèle entre les migrants actuels et les victimes des guerres de religion au XVIe siècle ? Pour vous, au-delà de l’esprit d’insoumission, de quoi Zénon est-il le nom ?

Au moment où nous tournions, on parlait beaucoup du parc Maximilien, d’arrestations, de descentes de police, etc. Il m’a semblé qu’un Zénon moderne y serait allé, y aurait trouvé un rôle, écouté, parlé, soigné, puisqu’après tout il était médecin. Nous avions prévu une scène où Johan Leysen dit un poème d’Adonis, qui est repris en arabe par un migrant assis à côté de lui. Pour des raisons de planning, nous ne l’avons pas tournée. Et évidemment, je la regrette ! Les scènes non tournées, comme les photos non prises, restent souvent comme les plus belles dans la tête des photographes ou des réalisateurs !

Mais pour répondre à votre question, Zénon pour moi, c’est essentiellement l’insoumission. Penser par soi-même, suivre sa propre voie, faire ses propres choix jusqu’au dernier, le plus terrible, pour échapper aux diktats, à l’arbitraire. C’est cela, Zénon !

Zénon, l’insoumis, un film de Françoise Levie, avec Johan Leysen et Marie-Christine Barrault, scénario de Luc Jabon et Françoise Levie, Belgique, 2019, 67 minutes.

Véronique Bergen


[1] Yourcenar. Biographie. « Qu’il eût été fade d’être heureux », Bruxelles, Racine, 1997, rééd. Lausanne, L’Âge d’Homme, 2014.

[2] Notons qu’elle a davantage apprécié l’Académie royale belge qui n’exigeait ni candidature, ni visites, ni costume traditionnel, mais elle n’y a pas été plus assidue, bien qu’élue dix ans plus tôt…


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 204 (octobre 2019)