Les insectes sociaux sous la loupe de Maeterlinck

Maurice MAETERLINCK, La vie des abeilles, Préface de Michel Brix, Bartillat, coll. « Omnia Poche », 2019, 258 p., 12 €, ISBN : 978-2-84100-676-2

Maurice MAETERLINCK, La vie des termites, Préface de Michel Brix, Bartillat, coll. « Omnia Poche », 2019, 160 p., 10 €, ISBN : 978-2-84100-676-6

Maurice MAETERLINCK, La vie des fourmis, Préface de Michel Brix, Bartillat, coll. « Omnia Poche », 2019,198 p., 12 €, ISBN : 978-2-84100-677-9

L’œuvre de Maurice Maeterlinck (1862-1949) dégage une impression générale aussi puissante que celle du massif de l’Everest, quand il n’était arpenté que par quelques rares alpinistes téméraires et aventureux : on ne sait par quelle face il faut l’aborder. Maeterlinck, figure de proue du symbolisme, se dresse presque malgré lui tel un sommet (à ce jour seul prix Nobel-ge de littérature, en 1911), constitué d’innombrables cimes et crêtes dans les domaines du théâtre (Pelléas et Mélisande, 1892, mis en musique par Claude Debussy en 1902), du conte féérique (L’oiseau bleu, dont Stanislavski assura avec grand succès la mise en scène à Moscou dès 1908), de la poésie (Serres chaudes, 1889), de l’essai (notamment sur les mystiques, dans Le Trésor des humbles, 1896), ou encore de la traduction (Novalis). À cette œuvre que l’on croirait réservée à la seule société lettrée, appréciée des avant-gardes, il faut encore ajouter des ouvrages qui connurent un large succès populaire tout au long du 20e siècle, et constamment réédités : sa trilogie constituée par La vie des abeilles (1901), La vie des termites (1926), et La vie des fourmis (1930), que les éditions Bartillat ressortent en poche aujourd’hui.

Passionné par le monde naturel et par la botanique (auquel il consacra L’intelligence des fleurs, en 1907), Maeterlinck s’était également découvert, jeune enfant, une curiosité teintée de fascination pour les abeilles. Dans la maison de campagne familiale, près de Gand, il veillait sur les ruches installées au jardin par son père. À l’âge adulte, il en installa dans ses lieux successifs de séjour. Il disposa même une ruche d’observation dans le salon (!) de sa maison de campagne normande, à Gruchet, là-même où il entama l’écriture de La vie des abeilles. Si ce premier livre se nourrissait des observations personnelles de l’écrivain-apiculteur, il n’en sera pas de même pour les deux suivants, que l’auteur composa à partir de ses lectures d’ouvrages spécialisés et de traités d’entomologie. Il n’en reste pas moins qu’un projet commun guide ce triptyque dédié aux monde des insectes sociaux, et que résume Michel Brix dans sa préface : « Approcher au plus près, dans la nature en général, et dans les sociétés d’insectes en particulier, les forces invisibles qui gouvernent l’univers. »

L’à-venir d’une intelligence universelle

Ces « forces invisibles » sont celles d’une « Intelligence universelle », propre à toute la Nature, dont Maeterlinck va démontrer qu’elle est également à l’œuvre, quoique bien imparfaitement encore, dans les sociétés des êtres humains. Maeterlinck réhabilite au passage, et fort joyeusement, la fourmi, si injustement dénigrée par la fable de La Fontaine : elle est au contraire pleine d’abnégation, généreuse envers les autres, et s’adapte aisément à toutes les situations de la collectivité. L’auteur voit en elle une sorte de modèle social, lui accordant, exemples scientifiques à l’appui, bien des qualités : « exploratrice, bergère, pourvoyeuse, jardinière, champignonniste, moissonneuse, terrassière, maçonne, menuisière, nourrice, guerrière… ». En étudiant l’extrême intelligence des insectes et en démontant les modes de fonctionnement qui régissent leurs sociétés (communication, hiérarchisation, reproduction de l’espèce, répartition du travail, gestion des conflits internes et externes, mise en avant de l’intérêt collectif au détriment de l’individu…), Maeterlinck s’efforce de dégager ainsi un horizon lointain pour le devenir des sociétés humaines. Si nos sociétés sont « chaotiques et désordonnées », souligne Michel Brix, c’est parce qu’elles seraient selon Maeterlinck « insuffisamment soumises aux deux notions qui organisent la vie des abeilles, et des insectes sociaux en général : la collectivité et l’avenir. »

Le stoïcisme des insectes en exemple

Dans cette perspective, l’auteur de La vie des termites pose également la question, sans pouvoir y répondre clairement, du régime « politique » dans lesquels s’inscrivent les insectes sociaux. Quelle « puissance occulte » est à l’œuvre dans une organisation sociale qui, malgré ses rôles-titres bien répartis, n’est jamais complètement figée, mais toujours adaptable aux circonstances, aux imprévus, aux bouleversements des biotopes ? « Dans la termitière, plus insoluble encore parce que l’organisation y est plus complexe, nous retrouvons le grand problème de la ruche. Qui est-ce qui règne ici ? Qui est-ce qui donne des ordres, prévoit l’avenir, trace des plans, équilibre, administre, condamne à mort ? »

S’il est indéniablement admiratif devant les systèmes organisationnels mis en place depuis des millénaires, dans la ruche, la termitière et la fourmilière, Maeterlinck, emporté par la cause de son « Intelligence universelle », nous apparaît à certains moments comme aveuglé par la forme d’existence stoïquement acceptée (donc conscientisée…) chez ces insectes qu’il adule tant. Et cela, jusque dans la non-contestation de la mort violente ou cruelle (par exemple, dans le massacre des bourdons). Mais malgré cette faiblesse, et en dépit de ses penchants à céder à l’anthropomorphisme, une qualité rare traverse de part en part ces ouvrages écrits à trente ans de distance : la somptueuse jouissance de son écriture. Car en se penchant aussi intensément sur ces univers microscopiques, si proches de nous, Maeterlinck restitue les drames, les utopies, les mythes, les destinées individuelles, en véritable poète : emporté par l’image, soulevé par un rythme narratif souvent haletant (ah, le vol nuptial de la reine-mère !), il écrit en entomologiste lyrique des mots qui chantent et bousculent, comme il a pu le faire dans les scènes les plus théâtralisées de son œuvre dramatique. On peut raisonnablement penser que ces qualités littéraires sont pour beaucoup, aussi, dans la magnifique longévité de cette leçon de philosophie appliquée.           

Pierre Malherbe