Poétique de la célébration

Jacques SOJCHER, Joie sans raison, dessins d’Arié Mandelbaum, Fata Morgana, 2020, 56 p., 13 €, ISBN : 978-2377920570

Il est des recueils poétiques qui s’élèvent au tactile, qui, par la grâce des mots, accomplissent une promesse sœur de la caresse de Lévinas. Joie sans raison du philosophe et poète Jacques Sojcher se tient sur cette ligne de tactilité, de nudité, d’un dévoilement adombré par le retrait. Les cercles qu’arpente Jacques Sojcher en philosophe-artiste ont pour nom la femme, l’enfance, l’amor fati. Comme « la rose est sans pourquoi » (Angelus Silesius), la joie est sans raison dès lors qu’elle se tient du côté du non-savoir, de la perte de toute maîtrise. Il n’y a pas d’amour sans entrée dans l’impersonnel, dans l’au-delà ou l’en deçà du sujet.

Sans femme, tu n’es pas un homme.
Sans l’amour, pas un vivant

Chaque poème conte combien Eros est fils de Poros et de Pénia, de la plénitude et du manque. Derrière Eros, en basso ostinato, la faille centrale, le trou noir du père mort, déporté. Comment gagner le rivage des vivants sachant qu’au cœur de tout kaddish adressé aux disparus tonne l’impossibilité de toute prière, de toute résurrection, de tout salut ?

Dans l’univers sojchérien, le physique est métaphysique, le corporel s’avance comme l’ombilic d’une pensée vivante. Au creux de l’étreinte des amants, à la verticale de la présence, l‘absence qui aiguise l’appétit pour une joie en immanence, qui catalyse la quête d’un cordon ombilical amoureux. Jusqu’à la confusion des visages de l’aimée et de l’aimé.

Casanova et Don Juan détournent, raptent des femmes. Dans un geste similaire, le poète ravit des vers dans une esthétique de la recréation. La convocation d’un vers du sonnet El Desdichado de Gérard de Nerval bifurque vers l’expérience de la Shoah. L’inconsolé bascule dans l’inconsolable.

« Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie ».
Rends-moi Michalovce, en Slovaquie
et Varsovie avant la guerre.
Fais de moi l’enfant à jamais.
C’est ta demande extravagante
à l’origine perdue

Face à la Shoah, le sexe se dresse, refuse la mise à mort, courtise l’arbre de vie. « Ton sexe se dresse contre la Shoah ». Tout est glissement d’ophidien, murmures, joker existentiel afin de s’affranchir de la malédiction, des mâchoires du destin. La diaspora politique se métamorphose en diaspora érotique. La célébration de la jouissance se délivre de tout impératif catégorique comme de tout Décalogue.

Sans raison, la joie psalmodie un « rends-moi » qui n’éteint pas sa flamme. Quand tout est perdu, par-delà les terres de la perte, demeure l’affect de la joie qui rend « visible l’illisible, vivants les morts ». De s’ouvrir à l’imprévu, la joie saute au-delà des gouffres, au-delà du nom, de l’état civil et de l’empire du connaissable.

Pour phraser l’incarnation de l’amour, ses déclinaisons plurielles entées sur le mystère du féminin, Jacques Sojcher cisèle des poèmes dont l’affirmation vitale ne se referme jamais en assertion. Derrière l’ode aux femmes, à la joie, la pulsation de l’infini comme voyage et comme destination.

Véronique Bergen