Tuyêt-Nga NGUYEN, Soie et métal, Academia, 2019, 306 p., 20 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-8061-0481-6
Le sentiment d’abandon parental chez un enfant laisse souvent une blessure profonde, indélébile. Quand Clara, âgée de 16 ans, voit sa mère quitter le domicile familial, elle décide de la rayer de sa vie. Lorsqu’elle reçoit huit ans plus tard un colis avec diverses informations sur celle qu’elle a reniée, elle pense d’abord à renvoyer l’enveloppe à l’expéditeur sans prendre connaissance de son contenu. Mais elle doit tôt admettre que le mal est fait : la plaie de la perte est rouverte et son regard aimanté par l’enveloppe qu’elle tarde à aller déposer. Elle commence par lire la lettre qui accompagne divers documents, puis ne résiste pas à prendre connaissance de tout son contenu. En écho à cette question qui résonne : Les incendies des âmes s’éteignent-ils toujours, à l’image de ceux des forêts ?
Un certain Pham, qu’elle ne connaît pas, a pris le temps de faire le récit par le menu des faits qui ont conduit sa mère à rompre avec la vie qu’elle avait construite en Europe après avoir quitté le Vietnam. Ce lisant, elle entre dans l’intimité d’une femme et surtout dans l’histoire d’un pays qu’elle ne connaît que mal et qui est au cœur de ses propres origines. Ce pèlerinage aux sources est pour elle l’occasion de mesurer à quel point la guerre qui y a sévi a profondément marqué la conscience collective et le destin de la génération qui l’a précédée. D’abord par l’atrocité des conflits fratricides dans lesquels la population civile a été entraînée, puis dans la réunification forcée du territoire suite à la victoire des forces de la partie nord et de son régime communiste. Ces épisodes sont rappelés avec force détails et intéresseront sans nul doute les lecteurs qui veulent en savoir plus sur ce pays meurtri dont on ne parle plus guère dans les actualités. À la lecture des documents, Clara découvre que sa mère a connu un premier amour avec un militaire engagé dans l’aviation des forces du sud dont elle a été séparée par la guerre et l’exil. Ce dernier, qui a ensuite séjourné longuement en camp de rééducation, n’a rien perdu de son amour pour elle. Les aléas de la guerre ont égaré les envois postaux, le temps et les changements d’adresse ont fini de brouiller les pistes. Et lorsque les nouvelles finiront bien plus tard par se faufiler jusqu’à elle, rien ne sera plus pareil, quoi qu’elle s’en défende. Et pourtant, cet amour premier n’a été qu’une ébauche pudique, elle ne sait presque rien de cet homme si ce n’est la force des sentiments qu’il a éveillés en elle et que rien n’a jamais égalée. Son trouble, que sa raison réprouve, n’échappe pas à son mari qu’elle aime pourtant et qui mesure que cet appel est aussi celui du passé et d’un pays que son cœur n’a jamais vraiment quitté.
C’est sans doute par son art de dire avec subtilité les méandres complexes du sentiment amoureux que Soie et métal marquera les esprits. Le contraste entre l’empreinte destructrice de la guerre et celle, douce et profonde, de l’amour sincère donne à cette dernière une puissance qui fait songer aux récits courtois de la fin du Moyen Âge. Pour dire cela, Tuyêt-Nga Nguyen trouve les mots justes et la sincérité du ton, sans tomber dans l’emphase ni les banalités, confirmant, si besoin en était, que les amours sincères et cristallines ont fait les plus belles pages de la littérature mondiale, toutes cultures confondues.
Thierry Detienne