« Le témoin déjà en poussière de ma propre poussière… »

José-André LACOUR, Le rire de Caïn, Table ronde, coll. « Petite Vermillon », 620 p., 10,5 €, ISBN : 9791037105387

« Le mot chef-d’œuvre est galvaudé. » C’est sur ce constat sans appel que s’ouvre la préface signée par Jacques De Decker à propos d’un des plus grands livres oubliés des lettres francophones de Belgique. Le rire de Caïn de José-André Lacour (1919-2005) constitue en effet un sommet de la veine autobiographique romancée. Publié à l’enseigne de La table ronde en 1980 – soit à l’époque où le questionnement identitaire se disait encore « Belgitude » à Paris –, ce fort volume se verra couronné par le Grand Prix des Lectrices du magazine Elle. Rien d’étonnant à cette reconnaissance si l’on considère la maestria de Lacour à camper les portraits des femmes qui peuplent son récit, à les mettre en scène dans le spectre le plus étendu de leurs attitudes, à faire ressentir leurs douleurs secrètes, leurs doutes, leur force, leur sensibilité, leur violence, bref leur être tout entier.

Le roman s’ouvre sur une généalogie, qui puise ses anecdotes fondatrices dans les premiers jours de la Guerre 14-18 et laisse apparaître l’ironique distorsion entre les événements tels qu’ils se produisirent puis tels qu’ils seront relatés par un témoin tantôt bien-, tantôt malveillant. Les « accommodements nécessaires » qui caractérisent la fiction par rapport à la réalité sont au cœur de la démarche créatrice de Lacour. Cet auteur expert en pseudonymat fera d’ailleurs avouer très tôt au narrateur subjectif du roman – et son double – le « goût indiscutable d’“arranger” les choses de la vie, pour le mieux comme pour le pire ».

Sous ses dehors de bon garçon, Teddy van Dyke est un écorché vif, blessé depuis sa tendre enfance par le départ d’un père, qui a rompu brutalement avec l’harmonie du foyer en emmenant, dans sa fuite à l’autre bout du monde, son fils puîné, Rocky. Élevé par un grand-père aimant et une mère au caractère complexe, Teddy tente de surmonter cette séparation, qui a tout d’une scission, et de se construire une personnalité. Jusqu’à ce que l’ombre lointaine de Rocky reprenne chair et forme, et refasse surface sous une identité d’emprunt… avec à son bras la troublante Carole Wilkinson, le grand amour de Teddy ! Le jeu de chassé-croisé peut commencer, où vont se mêler les sentiments, l’amitié, les coups reçus et rendus, l’Histoire enfin qui éloigne les frères pour les réunir plus cruellement encore.   

À la fois chronique familiale, qui fait fi des frontières intérieures du Plat pays pour en traverser la mémoire (de Namur à Knokke), et Bildungsroman aux accents picaresques ; servi par un style efficace dans les dialogues, somptueusement fluide dans les descriptions, aigu quand il s’agit de passer aux introspections phréatiques, Le rire de Caïn est bien ce « maître-livre » (J. De Decker) dont l’éblouissante redécouverte s’impose comme une évidence.

Frédéric Saenen