Au pays d’Eugène Savitzkaya

Un coup de cœur du Carnet

Eugène SAVITZKAYA, Au pays des poules aux œufs d’or, Minuit, 2020, 192 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-7073-4600-1

Au pays d’Eugène Savitzkaya, les mots rugissent, les phrases sortent de leur lit fluvial, les sensations courent à neuf dans des contes sauvages. Éblouissante fable, entre nouvelle version de la Genèse et légende des despotismes contemporains, Au pays des poules aux œufs d’or nous immerge dans une balade des origines, de la gestation de l’univers à l’avènement des rivières, des forêts, des cerfs, des hommes. Au commencement, les arbres n’étaient pas enracinés, « l’homme n’avait pas de face », un bel enfant fut dévoré par un chien, sa mère devenue folle forma un adolescent avec de l’argile, pétrit un petit Adam comme Savitzkaya pétrit comme personne l’alphabet primordial, les Noms et leurs odeurs, leurs saveurs, leurs folies fangeuses. L’éclosion du monde connaît des splendeurs mais aussi des ratés, le ver despotique est dans le fruit.

Dès ses premières lueurs, le cosmos vit sous une heure bifide, celle de l’innocence joyeuse et du tyran divin ou de ses succédanés. La littérature se fait cosmogonique, affronte l’abîme des commencements de ce qui est, se donne comme tâche de nommer ce qui advient, les rochers, les vents, les océans, le ciel, les créatures… Traversé par un couple singulier formé par un héron et une renarde, le pays campé par Savitzkaya se tient dans le grand nord, entre la Volga, le Dniepr et le Dniestr. Dans cet Eden où les forêts et les animaux pullulent, incommodé par le bruit du vivant, Dieu fait disparaître les poules sur le conseil perfide du grand canard. Le « Il était une fois » dépeint tant l’immémorial que le contemporain. Le conte tend un miroir où se reflète notre époque. La parabole de la disparition des poules évoque tant la sixième extinction massive des espèces animales, la débâcle environnementale que l’hégémonie d’une société totalitaire régie par des autocrates stupides.

De même que les poules avaient disparu, les enfants s’avéraient introuvables, s’étant séparés d’un monde qui les niait. Du lourd sommeil des humains adultes montait l’âcre et sure odeur de la pourriture et de la mort.

La Genèse savitzkayenne a des couleurs d’apocalypse. « Les animaux à sang chaud » s’entretuèrent, creusèrent des charniers, asservirent le vivant, inventèrent l’écriture afin de « décrire les butins ». Sur la « Mère Terre crue », des adultes soumis dès l’enfance à un programme d’abêtissement épandent leur cruauté crétine, êtres tarés taillés dans l’étoffe de la guerre et de la chasse. Mais, face aux podestats, face à l’empire des pillards, des prédateurs, se tiennent des bandes d’enfants harets : « Vivant dans les forêts épaisses, en étroit voisinage avec les loups et les ours, ils avaient appris des secrets depuis longtemps oubliés par les êtres humains ». Sous le mouvement hypnotique du conte, un feu couve, une vérité minérale, végétale, animale surgit et nous crie la toute impuissance des despotes, une impuissance qui ronge les piliers de leur pouvoir et fragilise leurs commerces faustiens avec de petits démons. Assoiffé d’or qu’il produit à profusion, rongé par une folie aurifère, le despote Archine dit le Glaireux perdra son palais, deviendra éboueur avant de finir noyé dans les excréments. « Il était une fois. Il sera un jour ». Au « il était une fois » marqué par le désastre succède le « il sera un jour » illuminé par la liberté.

Scandée par la répétition poétique de fragments, l’écriture rebelle d’Eugène Savitzkaya se tient au diapason du soulèvement des sauvageons et sauvageonnes qui, tantôt dépiautent les femmes de la haute société, tantôt émasculent ou font rôtir les potentats. La rythmique du conte s’apparente à la langue des rêves. Une sirène côtoie le pope Nikos combattant « les impies du Temple », les morts vivent aux côtés des vivants avec qui ils dialoguent, des enfants libèrent un belouga prisonnier, l’aidant à regagner les fleuves, des mômes ensauvagés, sylvestres, lestes comme des chevreuils, méditent entre cyprine et sperme, un bestiaire saviztkayen soulève les nappes textuelles.

Dans un monde aseptisé, désanimalisé, dans les plis d’une littérature formatée où la pensée rampe dans le formol, Savitzkaya dépose ses sortilèges, ses mots aux œufs d’or qui déboulent dans un texte-taïga. Au pays des poules aux œufs d’or libère la part indomesticable de la nature mais aussi celle qui sommeille en nous. Au fil des années, lutin magique des Lettres belges, Savitzkaya bâtit une œuvre d’une puissance inégalée.

Véronique Bergen