Pure coïncidence ?

Anne FRANÇOIS, Nu-tête, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2019, 130 p., 14 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 978-2-931048-22-1

Les Femmes de Lettres belges existent, on le sait. De tout style, de toute encre, mais aussi de tout temps ; cela, on le sait moins. Le genre (avec toute la délicatesse qu’impose le maniement de ce terme), en lui-même, ne suffit pas à conférer une quelconque valeur à une production artistique. Certes. Mais il ne peut en aucun cas contribuer à lui ôter visibilité, reconnaissance ou/et légitimité. C’est en cela que la démarche de la nouvelle maison d’édition « Névrosée » s’avère essentielle, et juste : empêcher l’éclipse d’auteures tenues dans l’ombre, par le biais de rééditions de textes importants. Parmi ces énergies scripturales multiples, diverses, bigarrées mises en avant dans la collection « Femmes de lettres oubliées », le Nu-tête d’Anne François est porteur d’ondes intenses et crues.

Imaginez. Vous vous appelez Cécile W., vous avez 22 ans, vous êtes une danseuse à quelques jours d’une audition déterminante. Là, en parfaite ascension, en pleine puissance, vous encaissez la trahison de votre organisme : maladie de Hodgkin. Votre corps, vous l’avez modelé, sculpté, corseté, martyrisé, dompté des années durant ; alors vous le soumettrez à nouveau : « Il faut qu’il […] guérisse. […] J’ai l’âge limite, le poids idéal, le niveau technique exigé, les cheveux enfin assez longs pour me faire un chignon. Et je veux danser pour Neumeier. Sur Mahler, sur Stravinski. » Sauf que, cette fois, il vous ignorera. Il dictera ses impossibilités, fuira vos injonctions, c’est lui qui vous mettra au pas. Toute Cécile W. que vous êtes, tendue par une discipline de fer, arquée par une volonté minérale, vous serez contrainte d’abandonner, de vous abandonner : « Le secret de mon corps ne m’appartient pas. Je suis dehors. »

Le nouveau chorégraphe de votre existence est un spécialiste qui prescrit et contrôle méticuleusement les examens, les ponctions, les interventions, les traitements, les hospitalisations. Il vous paraît aussi froid que compétent : « Vanardois a des mains dures, des ongles forts, taillés droit, qui s’enfoncent dans la peau et griffent. Je m’efforce de répondre à ses questions avec concision, pour ne pas lui faire perdre son temps. » En fait, c’est plus fort que vous, quelque chose en lui vous met mal à l’aise. Et si, comme nous, lecteurs, vous aviez accès à ses pensées intimes, vous seriez encore bien plus troublée, à tel point que vous ne sauriez plus de qui vous êtes réellement la proie… De la maladie ou de votre médecin ? « Je sais que tu reviendras. Tous les jours, pendant des mois. […] Tu verras, je te ferai souffrir plus encore, tu trembleras, tu gémiras, tu vomiras. Que ce sera bon de t’aimer, après. Tu seras telle que je t’ai voulue. Plus tard, beaucoup plus tard. »

Ce roman, Prix Rossel en 1991, se morcelle en focalisations internes, courants de conscience et rapports médicaux. Cette triple perspective, en ellipses et fragments, induit un rythme particulier à la lecture, ainsi qu’un étrange mouvement d’intériorité-extériorité. Nu-tête est sans aucun doute un récit de la déconstruction : des évidences, des attentes, des bases, de la légitimité à son histoire, au monde, à soi-même. Le style de François, brut et poétique, porte le flux intimement sobre d’une auteure aujourd’hui disparue, emportée par un cancer… « Ce roman est une œuvre de fiction : toute ressemblance avec des personnages, des situations ou des lieux réels ne serait que pure coïncidence. » 

Samia Hammami