Le roman, cette fable du siècle

Pierre MERTENS, Les bons offices, Seuil, coll. « Points. Signatures », 2019, 564 p., 11.40 €, ISBN : 9-782757-881699

On ne soulignera jamais assez combien la littérature francophone de Belgique, lorsqu’elle est mise en valeur dans des éditions de prestige, retrouve la place qui lui revient, dont les effets de mode ou de réputation, et l’absence de vraie promotion l’éloignent trop souvent. Comme d’autres écrivains belges – les « référents » historiques, comme De Coster, Lemonnier , Plisnier, mais aussi les contemporains comme Harpman, De Decker, Jones, Ayguesparse pour n’en citer que quelques-uns parmi les romanciers et nouvellistes –, Pierre Mertens a pris place parmi les « classiques » de la littérature française.  À son œuvre, dont on voit aujourd’hui avec le recul des années, et au terme d’une quinzaine de romans et recueils de nouvelles, l’importance et la cohérence, il manquait d’entrer dans une collection patrimoniale internationale de référence. C’est chose faite dorénavant, au moins pour un des romans, Les bons offices, les plus significatifs de la bibliographie mertensienne. Le Seuil a été particulièrement bien inspiré de l’insérer dans sa prestigieuse collection de poche « Signatures ». Elle réunit quelques figures de proue, dont les œuvres sont autant de balises incontournables lorsqu’il s’agit pour la littérature de prodiguer les indispensables instruments de compréhension du monde.

Mertens y côtoie dorénavant Faulkner, Saramago, Modiano (pour n’évoquer que des écrivains nobélisés), mais le répertoire  compte aussi Tolstoï, Malcolm Lowry, et Virginia Woolf , excusez du peu.

Les œuvres réunies sous le label « Signatures » appartiennent à la littérature « classique », au sens où ces romans, même s’ils s’appuient sur une époque et des lieux identifiés dans l’Histoire, ne cessent au fil du temps de s’actualiser par la lecture que nous en faisons, à la lumière des événements qui façonnent le monde et dont ils ont été, à leur parution, la prémonition sensible. Il en va ainsi à n’en pas douter pour Les bons offices, quatrième roman de Mertens après L’Inde et l’Amérique (1969), Le niveau de la mer (1970), et La fête des anciens (1972).

Paru une première fois en 1974, le roman évoque les bouleversements géopolitiques dont il était le contemporain (il suffit de mentionner quelques événements dont les échos se prolongent au–delà du siècle qui les a vus naître : le conflit israélo-palestinien, les dictatures en Amérique latine ou, plus près de nous, celle  des colonels en Grèce, l’indépendance du Congo…). Le protagoniste du roman, Paul Sanchotte, y est confronté de par ses fonctions de négociateur dans une organisation internationale. En relisant le livre aujourd’hui, force est de constater combien l’écriture romanesque tout en se faisant le miroir des faits et des événements, les transcende en les transformant suivant le principe du « Mentir-vrai » d’Aragon ou de « La vérité de la fiction » (titre des actes du colloque Pierre Mertens, la liberté de l’esprit, publiés à L’Ambedui en 1998) en nous donnant des grilles sans cesse renouvelées d’appréhension de la complexité du temps.

Cette complexité se reflète bien sûr dans les déchirements auxquels le personnage central du roman est soumis, qui le morcellent dans sa vie privée autant que dans ses engagements face aux événements dont il est l’observateur désemparé ou dont il conserve, intacts, les souvenirs incandescents. Ils s’inscrivent dans l’histoire mondiale autant que dans celle du petit royaume de Belgique, dans les idéaux professionnels de l’Organisation humanitaire qui emploie Sanchotte, autant que dans les soubresauts de la vie privée et sentimentale du personnage : Auschwitz , Hiroshima, le Biafra, le Vietnam, l’Algérie, la crise de Suez, l’invasion de Budapest, mais aussi la Question royale, la décolonisation du Congo, l’assassinat de Patrice Lumumba, l’incendie des grands magasins de l’Innovation à Bruxelles, la catastrophe du Bois du Cazier…

Surnommé Bons Offices par sa femme, Paul Sanchotte traverse le monde et le roman, les ambitions humanistes et les déceptions sentimentales, déchiré entre les composantes auxquelles son nom fait référence, Don Quichotte et Sancho Pança, l’idéalisme et l’utopie confrontés aux réalités prudentes, aux atermoiements, à la désillusion, éclaté entre les événements intimes et ceux qui bâtissent l’Histoire.

Régis Debray dans sa préface, – qui est une réédition d’un article qu’il consacrait au roman, dès sa première publication, dans Le nouvel observateur – situe le livre avec justesse : «  Histoire d’une solitude et d’une impossible réconciliation – avec la femme, avec soi-même, avec l’histoire, Les bons offices font très évidemment écho à Au-dessous du volcan. Mêmes entrelacs de symboles, mêmes encastrements et paraboles. »

Si l’œuvre de Mertens jusqu’au moment de la parution des Bons offices se nourrissait « d’un questionnement autobiographique détourné à propos de l’enfance et de ses blessures » , «  (…) les romans qui suivent ne quitteront pas les thématiques individuelles, mais y associeront de plus en plus l’espace de l’Histoire ». L’entrelacement de l’expérience vécue par l’avocat international Pierre Mertens et celle réinventée par le romancier pour construire les personnages de ses romans est analysé avec une justesse érudite par Jean-Pierre Orban dans la monumentale biographie qu’il consacre à l’écrivain sous le titre Pierre Mertens : le siècle pour mémoire.


Lire aussi : Jean-Pierre Orban, une double biographie de Pierre Mertens (C.I. n° 201)


Nous avions rencontré Pierre Mertens en 2013 pour une série d’entretiens à propos de chacun de ses romans. Lors de celui consacré aux Bons offices, le romancier tente de définir la nature de ce livre, atypique : « C’est une grande fable, inscrite dans le temps, où tout est identifié, notamment les événements qui en faisaient l’actualité  – comme les deux conflits isarélo-palestiniens de 1967 et 1973 -, mais ce n’est pas un roman réaliste ni naturaliste. Le siècle étant éclaté lui-même, le portrait qu’il convenait d’en faire devait forcément être fragmenté, éparpillé pour rendre compte de cette espèce de chaos mouvant.  »  

C’est « dans ce monde éclaté » que le personnage central, Paul Sanchotte  « est à la recherche de son identité, morcelée dont il tente de réunir les éléments », poursuit Mertens qui concluait cette interview par une formule applicable à chacun de ses romans, « politiquement, le livre n’a pas vieilli. Ce n’est pas dû à mon talent, mais au manque de talent de l’Histoire ».

Gageons que les voisinages illustres de la collection Signatures  attireront comme il se doit l’intérêt des lecteurs d’aujourd’hui à l’égard de ce roman, dont l’édition est « revue et corrigée par l’auteur ». Saluons cette occasion qui nous est proposée de relire cette fable du siècle, qui annonçait en 1974 les romans à venir et dont nous espérons qu’ils trouveront aussi leur place dans une collection patrimoniale des littératures (en particulier Une paix royale  et Les éblouissements). Mais aussi, et nous rendons ici la parole à Régis Debray, mettons en lumière cette œuvre qui nous ouvre à « l’originalité et l’importance de Mertens (…) : nous faire sentir que le symptôme du corps morcelé est le stade ultime de la lutte des classes, et notre statut commun. L’itinéraire de Mertens, ce jeu sardonique et lent de déconstruction du je, n’est pas gratuit ni excentrique. Mais exemplaire. »

N’est-ce pas une des fonctions de la littérature : nous accompagner et nous stimuler dans le cheminement du morcelé au commun, du particulier à l’universel, du simple au complexe ?  

Jean Jauniaux