La Foire aux humilités

Claude FROIDMONT, Perversus ou L’histoire d’un imprimeur liégeois au temps des Lumières, Weyrich, 2019, 354 p., 17 €, ISBN : 978-2-87489-560-9

Je suis entré deux fois dans Perversus, ce qui signifie que j’en suis sorti. La première fut aisée : « C’était un soir d’octobre, dans une plaine du nord, où bruissaient des rumeurs de guerre. » Dès les premières lignes, je mesure où je pose le pied. Un roman historique mais épuré, sans descriptions échevelées, digressions alambiquées. Un roman romanesque, avec un zeste de suspense, du mouvement, des personnages en trois dimensions. Un roman bien écrit, narré dans la fluidité.

Je mesure ? Oui et non. Claude Froidmont nous faufile au côté d’un officier supérieur à la veille d’une bataille décisive, vers 1746, près de Liège. Singulier. Le héros est à la fois très présent tout en demeurant dans l’ombre, énigmatique. Son nom n’est pas divulgué ni son grade. C’est un ami du maréchal français, il a un peu moins de soixante ans, porte un grand nom et une responsabilité plus grande encore : sauver un manuscrit précieux, le faire imprimer, diffuser. Or une prémonition le convainc de sa mort prochaine, il ne survivra pas à l’ultime victoire.

En route pour un thriller historico-ésotérique ? Le texte évoqué se dissimule sous un halo lumineux digne d’un Graal. Son propriétaire ne s’envisage-t-il pas comme « l’humble intercesseur d’un nouveau monde – de justice et de bonheur (…) » ? On imagine mille obstacles, mille ennemis, mille péripéties autour de la possession, du vol de ce trésor. On délire aussi quant à l’interprétation à donner au contenu des feuillets. Or…

Or… Et voilà pourquoi je suis sorti du livre. Le mystérieux détenteur, notre premier héros, disparaît de la scène, les interrogations relatives au livre sont secondarisées, le thriller appréhendé s’évanouit comme une bulle de savon. Bref, je suis trompé dans mes attentes et frustré. Perversus ?

« Je suis entré deux fois dans le livre », disais-je.

La caméra de l’auteur s’est braquée sur l’imprimeur auquel a été confié in extremis le manuscrit. Un Liégeois. Guillaume Roosen. Un garçon modeste mais doué, travailleur, intègre, ambitieux. Qui réalise des merveilles, pour de telles entreprises (des livres poursuivis par la censure) dans le dos de son patron, le libraire Baiwir, des allures de père adoptif chéri pourtant. Un Guillaume soigneusement portraituré, écartelé entre les ombres de son géniteur (adoré, émancipateur, trop tôt disparu) et de sa mère (castratrice), tiraillé entre ses inclinations, ses attachements divers.

Je plonge définitivement dans le roman. Le roman de Guillaume. Le récit, picaresque, ose la naïveté, le grotesque, épouse adroitement la manière des récits du 18e siècle :

Guillaume s’était redressé brutalement comme s’il venait de se réveiller, mais cette gêne aux pieds, ces talons, une glissade, et il se retrouva le nez dans la gorge de la dame, qu’il entraîna aussitôt avec lui dans sa chute (…). 

Le Bildungsroman raconte l’émancipation d’un être humain, sa naissance au monde et aux autres. Comment il s’arrache aux préjugés, aux lâchetés pour élargir ses horizons. Ses heurs et malheurs, de Liège à Paris. La découverte de la Femme (clin d’œil aux romans libertins du temps ?), de Diderot et de l’Encyclopédie, des salons et des tripots. Etc.

Perversus, me direz-vous ? Relégué au second plan mais sans cesse évoqué, il s’apparente à un mythe ou à une anticipation, un révélateur. Sa possession précipite Guillaume sur les routes matérielles et spirituelles, vers l’écriture (de son propre roman) et la lecture décloisonnée, concrète des connaissances du temps. Le Graal, somme toute, c’est l’Encyclopédie. Qui entretient avec Perversus un trouble rapport. Jeu de miroirs ? La grotte de Platon, les idées et le réel ?

Dans la dernière partie, Claude Froidmont intensifie la matière de son roman (orchestration des mots et des idées, des sentiments et des rebondissements), la complexifie. Jusqu’à interroger, douloureusement parfois, quant au sens de la vie, du couple :

Abandonnée, sa belle insouciance ; envolé, son plaisir d’écrire nu pour soi dans la nuit. Son amour à elle l’avait confronté à des échecs répétés, il en conçut de l’amertume et, même, il cessa d’écrire, du jour au lendemain. 

On lit soudain plus lentement, charmé par la beauté des phrases, tendu par le désir d’en saisir la finalité, ému par le devenir des uns et des autres, leurs ultimes interactions.

Claude Froidmont, plutôt qu’un roman historique, nous a offert un long conte d’initiation et de réflexion, un objet étrange, intemporel. Qui détonne et étonne. Positivement.

Philippe Remy-Wilkin