Maille à partir avec Mamie !

Patricia HESPEL, La dernière maille, Genèse, 2020, 318 p., 22,5 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9 791094 689639

Une nuit d’avril, un homme est extirpé d’une voiture par quatre individus, battu, laissé pour mort. Mais il est découvert, les secours sont appelés. Sauvé ?

Le prologue est écrit/narré de manière limpide, dynamique. Des tessons de suspense saupoudrent le décor : la haine des agresseurs, le « bon droit » qui « anesthésie leurs doutes » ; la surprise de l’agressé ; la présence d’une instance narrative mystérieuse.

Sauvé ? La première partie, Catherine, débute avec le réveil de la victime dans une chambre d’hôpital. Le narrateur se demande où il est, qui il est, ce qui lui est arrivé. Rebaptisé Néo (!) par le personnel hospitalier, il apprend qu’on a failli le débrancher, personne ne l’a réclamé, il semble surgi du néant. Désemparé, il se raccroche à une doctoresse, Catherine Milan, dont les soins, l’attention (et l’attente ?) dépassent la norme.

Ce canevas de départ (l’amnésie), un topos du thriller, en juxtapose un deuxième : le prédateur/puissant devenu proie/faible. Songeons à Jason Bourne, XIII, Number 6… Mais un topos se détourne, se réinvente. Qui plus est, celui-ci fonctionne inlassablement, amarré à un fantasme fort et complexe, à mi-chemin entre naissance et mort, éveil au monde (à réinventer, délesté de toutes les attaches) et dépossession de soi (le dobbelgänger – le moi du passé ? – s’insinue et menace le moi nouveau).

La suite ?

Des mois après son admission, une longue rééducation (il comptait « dix-huit fractures dont une du crâne » !), notre énigmatique héros quitte l’hôpital sans avoir appris grand-chose sur son identité, ce qui lui est arrivé :

Une telle violence ne s’inflige pas dans l’indifférence. Mon agresseur devait me haïr lui aussi. Est-ce qu’il me connaissait ou me suis-je seulement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ? Ai-je fait ou dit quelque chose qui l’a mis hors de lui ? L’ai-je frappé moi aussi ? 

Ce qu’il sait ? Il a près de vingt-cinq ans, il est très grand et très costaud, il possède une résistance de sportif et une culture musicale éclectique. C’est mince. Malgré les investigations de la police, qui subodore un passé glauque. Ces soupçons l’inquiètent-ils ? Il rechigne à en savoir davantage, ne cherche pas à identifier ses agresseurs, à se venger ou prévenir une nouvelle agression.

Perdu face à la société, Néo flotte sans aspiration à emprunter telle ou telle voie. Basculement : Catherine, émue, l’accueille chez elle. Idylle en vue ? Et il suffit d’un être pour reconfigurer un univers, lui apposer un fléchage.

À y regarder de plus près, la doctoresse a quasi le double de son âge. Un rapport mère/fils ? Elle-même a été frappée par un double drame : la disparition de son fils Ben à huit ans, celle de son mari Jérémie dans la foulée de leur dilution.

Néo fuit son passé mais s’engouffre dans celui de sa protectrice. Va à la rencontre des beaux-parents de la doctoresse (qui ont failli être ses parents adoptifs). Ce qui amène sur notre table de lecteurs étourdis une nouvelle salve de drames : l’abandon de Catherine enfant ou le retard mental de Ben, la perte d’un premier garçon dans le foyer où ont grandi côte à côte Jérémie et sa future conjointe…

À ce stade, on lève la tête. On courait haletant d’une page à l’autre pour en savoir davantage sur la trame initiale, mais celle-ci nous échappe, glisse dans la marge d’un roman de deuil ou de mœurs, cède sans cesse du terrain face à l’irruption d’autres sillons, d’autres mystères : le corps de Ben n’a jamais été retrouvé ; Jérémie, après sa disparition, a espionné ses parents ou son épouse ; Néo est victime d’hallucinations (il croise Ben ou une étrange Mamie) ; Catherine et son protégé inversent leurs entêtements, échangent la résolution de leurs drames respectifs et leurs quêtes de rédemption.

À peine entrevoit-on le fil à saisir pour détricoter l’intrigue (le nom véritable de Néo surgit à la page 148 !), celui-ci se défile : une deuxième partie, Elsa, nous téléporte dans un village ardennais, auprès d’autres personnages, englués dans une nouvelle volée de drames et mystères.

Patricia Hespel a-t-elle perdu le fil de son thriller (le troisième d’une carrière entamée il y a dix ans, après une première vie dédiée au droit) ou, a contrario, son titre, La dernière maille, en dit-il long sur ses intentions (et son art) ? Il y a un peu des deux. Au gré des sensibilités, on s’émerveillera devant la complexité d’une mécanique infernale, où tous les fils finissent par converger jusqu’à la surprise finale, ou on fléchira devant la profusion des pistes, la témérité des artifices.

Philippe Remy-Wilkin