Nelly KRISTINK, Le Beaucaron, coll. « Femmes de lettres oubliées », Névrosée, 2019, 246 p., 16 €
« La route était taillée d’un seul jet dans la toison broussailleuse du plateau, jusqu’à la limite du ciel où elle s’amincissait en une courroie étroite. À ras du sol, le vent soulevait un peu de poussière comme un chien de chasse qui bourre un lapin ; des nuages lourds de pluie fuyaient dans la même direction, vers le haut pays, si bien que le ciel et la route semblaient glisser d’une même poussée par-dessus la lande immobile. Un appel d’oiseau, trois notes brèves et inquiètes, s’éleva d’un bouquet de prunelliers. »
Sur cette route, qui ouvre Le Beaucaron de la romancière et conteuse Nelly Kristink (1911-1995), née à Bruxelles mais inséparable de la terre ardennaise, un jeune homme roule à vélo, solitaire.
Noël Fourcade, vingt-deux ans, a quitté son village de Beaucaron pour accomplir un pèlerinage, auquel il songeait depuis longtemps sans s’y résoudre, qui le mène à l’étang d’Erria. Un petit étang lisse comme un miroir, miroitant au soleil, où, selon des gens du pays qui l’ont vue rôder sur la rive, sa mère Hélène s’est jetée dix-huit ans plus tôt. On n’a jamais retrouvé son corps, mais seulement, accrochée à une branche de saule, comme un adieu, la coiffe blanche qu’elle portait souvent. L’enfance de Noël s’est brutalement déchirée.
Son père, à cette époque, était déjà parti, prétendument en quête de travail avant de revenir chercher sa compagne et leur petit garçon, mais on n’entendit plus jamais parler de lui.
Hélène et Noël ont été accueillis par l’horloger Constant Hallet (avec qui le jeune homme travaille aujourd’hui) et sa famille. Hélène, belle et tendre, discrète, penchée sur sa corbeille à ouvrage, dont la disparition, un matin d’été où elle était sortie avec un cabas faire ses courses, a laissé son fils inconsolable.
À peine sur le chemin du retour d’Erria, surpris par une averse, Noël s’abrite dans une ferme voisine. Mis en confiance par son hôte, il se hasarde à l’interroger sur le drame déjà lointain d’une femme qui se serait noyée dans l’étang.
Le fermier Colas n’hésite pas : des rumeurs, des bêtises…! Une belle jeunesse comme elle ne se jette pas à l’eau. Elle a fait semblant pour aller retrouver son amoureux.
« Était-il possible qu’« elle », sa tant chérie, fût vivante, assise quelque part en ce moment, dans une maison, sous la lampe, les bras appuyés sur la table ? »
Traversé par une onde de bonheur, de fol espoir, Noël, la pluie ayant cessé, regagne Beaucaron. Une certitude l’habite : il retournera à Erria, enquêtera, fût-ce en pure perte…
Un autre jour, nous le suivons ralliant « vers la vesprée » le village d’Hossagne, cerné par la forêt, envahi par les fougères, pour y livrer une pendule. En revenant, il se trompe de chemin et se retrouve dans les parages du collège de Saint-Roch où il fut interne quatre ans. Il y déambule ce soir, sans rencontrer personne, sauf de loin le proviseur, égrenant des souvenirs, des salles de classes à la bibliothèque… et y passera la nuit !
Au fil des pages, on s’attache aux itinérances, aux états d’âme de ce personnage épris de liberté, curieux du monde, inventif, ouvert à l’imprévu, à l’improbable.
Surtout, on reconnaît l’art qu’a Nelly Kristink d’évoquer la nature, de nous faire sentir la grâce, la saveur des paysages, au gré des heures, des saisons. Un art sensitif, imprégné de son amour du terroir ardennais, qu’on avait aimé découvrir dans Le renard à l’anneau d’or, et qui illumine Le Beaucaron.
« À la pointe du jour, le vent accourt de la crête des collines ; il est jeune et frais et il apporte par bouffées l’odeur de la montagne. Alors les sapins jumeaux tressaillent jusque dans leurs vieilles racines ».
Francine Ghysen