Croyance et jeu

Un coup de cœur du Carnet

François DE SMET, Deus Casino, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2020, 242 p., 18 €, ISBN : 978-2130810247

C’est en partant du pastafarisme — cette religion parodique et loufoque créée par Bobby Henderson en 2005 — que le philosophe et essayiste François de Smet interroge la nature des religions et s’efforce de mettre au jour les fondamentaux au principe de leur genèse. Si seule son initiale le distingue du rastafarisme, le pastafarisme n’a rien en commun avec le premier. Basé sur une divinité « faite de boulettes et de pâtes cuites », ce nouveau culte apparaissant comme un canular inoffensif entraîne un ébranlement des frontières séparant le religieux du non-religieux. Si le chrétien arbore le signe de la croix, le pastafarien a comme signe distinctif une passoire sur la tête. Au fil d’analyses aussi solidement étayées qu’audacieuses, s’appuyant entre autres sur les travaux de Jean Huizinga, Deus Casino part du torpillage des fondements de la religion que produit le pastafarisme : par-delà sa charge d’autodérision, le culte d’une nouvelle divinité appelée « Monstre en spaghetti volant » dynamite les certitudes sur ce qui est religieux et ne l’est pas. Pourquoi, au nom de quoi reconnaître des religions instituées dont les piliers de la foi violent la rationalité, les acquis de la science (immaculée conception, transsubsantiation…) et refuser un culte fondé sur un « Monstre en spaghetti volant » ou encore sur les Schtroumpfs ou les licornes de mer ?

D’aucuns trouveront contradictoire que des agnostiques et des athées se réunissent afin de fonder une église athée (on relèvera l’oxymore) pastafarienne. Nul étonnement que le pastafarisme ait été reconnu comme religion à Taiwan par exemple : a priori, le sel de l’humour potache se cristallise en religiosité. En outre, nous n’avons pas eu à attendre l’avènement du pastafarisme pour voir émerger un « étendard rassembleur » athée. Dans l’histoire, l’anarchisme athée, celui de Bakounine par exemple, a fait de la question de l’athéisme une cause en soi, un étendard libertaire.

Avec brio, François de Smet démontre comment le pastafarisme peut être utilisé comme un cheval de Troie : déposé comme un colis piégé dans le creuset religieux, il soulève deux millénaires de querelles théologiques, ravivant des débats qui semblaient clos.

Si le Monstre [en spaghetti volant] est réellement menaçant, c’est parce qu’il remet ouvertement en cause le postulat métaphysique traditionnel accepté depuis l’émergence de la modernité selon lequel la question de l’existence de Dieu ou de sa non-existence ne peut, par définition, être tranchée par l’esprit humain.

Le joker du pastafarisme permet de contrer l’ultime argument religieux (l’impossibilité de prouver l’inexistence de Dieu) en le doublant par la question de la probabilité. C’est dire qu’il rouvre la problématique de la relation entre science et religion. La thèse à laquelle François de Smet aboutit est sans appel : comme la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel est un « hold-up politique » réalisé par l’Église catholique, la séparation des domaines de la science et de la religion répond à un « hold-up idéologique » au profit de la religion. La théorie des « deux glaives », de la distinction entre ce qui relève du pouvoir séculier et ce qui incombe au pouvoir régulier traduit en réalité une subordination de l’État à l’Église. Similairement, la théorie du « non-empiètement des magistères » (Stephen Jay Gould) dissimule une subordination de la science au religieux. Peut-on se contenter d’avaliser une séparation des sphères ?

Passant en revue l’historique et la métaphysique des conflits qui ont opposé la science et l’Église, Deus Casino analyse longuement la menace absolue que constitua et constitue toujours pour les dogmes religieux la théorie darwinienne de l’évolution. Dès lors que l’Église catholique n’est plus en position de force, n’est plus à même de nier nombre de découvertes scientifiques (l’évolution, le Big Bang…), il lui reste afin de sauver Dieu la possibilité d’intégrer les avancées scientifiques dans un discours théiste, par exemple par le biais du dessein intelligent.

Réactivant les recherches de Jean Huizinga, François de Smet inscrit la question de la foi, de la croyance dans le schème du jeu. Mais doit-on ausculter la foi sous l’angle limitatif de son déni de réalité, de sa violation de schèmes rationnels ? Plutôt qu’une nature ludique de la foi, ne peut-on invoquer sa nature questionnante, le croyant jouant moins à croire (tout en déniant la composante ludique) que cherchant à tâtons des formes symboliques articulant les mystères de la vie et de la mort, les énigmes du visible et de l’invisible ?  

Véronique Bergen