Un coup de cœur du Carnet
Adolphe NYSENHOLC, Charlie Chaplin, Le rêve, Didier Devillez, 2020, 211 p., 25 €, ISBN : 978-2-8739-6157-2
Cet ouvrage constitue une réédition d’un essai paru en 2018 chez MEO. La nouvelle édition frappe d’emblée par son esthétisme. Charlie Chaplin, Le rêve est un très bel objet, le format est supérieur, la mise en page, l’iconographie, la couverture (Charlot endormi et rêvant, peut-on le supposer, en gros plan) ont été superbement travaillées. Instant de grâce ! L’auteur, qui a voué une partie de sa riche carrière à Chaplin [1], au point d’en être considéré de par le monde comme un expert sommital, a réussi l’ultime synthèse, un essai d’une densité louvoyant vers l’art poétique.
Qui débute avant les premières lignes officielles, dans le commentaire d’une photo posée en page de garde :
(…) Chaplin éminence grise de Charlot manipulé par lui, le masque tragique sur un corps comique, Charlot « sentimental puppet », l’empathie distanciée, l’auto-ironie de Chaplin, la chorégraphie comme écriture de songe, le créateur d’images à jamais mémorables, le poète comique, l’auteur en abyme, le rêve dans le rêve…
Nysenholc n’est pas qu’un spécialiste de Chaplin, c’est un penseur émérite de son œuvre. Ce qui projette dans une mise en abyme matriochkée : Nysenholc rêve Chaplin rêvant Charlot. Passionnant ! Par le biais d’une grille d’interprétation, le rêve, jugé/juché au cœur du phénomène Chaplin/Charlot, on revisite les films et leurs scènes marquantes, on décortique leurs charges émotives, les points d’appui (biographie, personnalité, influences…) du génie.
Prenons un exemple. Dans Les lumières de la ville, Charlot tombe amoureux d’une jeune aveugle, décroche l’argent qui permettra à sa protégée de recouvrer la vue. Arrive la scène finale. L’héroïne, en attente de son sauveur, l’observe derrière la baie vitrée (mur symbolique) de son magasin de fleurs. Il n’a jamais paru si misérable mais elle n’est pas émue. Un clochard, pathétique et comique, est chahuté par les vendeurs de journaux ? Elle rit. C’est qu’elle voit tout en ayant sombré dans une cécité intérieure. Le film a tourné autour d’une mise en rêve, le réveil précipite les protagonistes dans la mauvaise surprise et le désenchantement. Toute la scène déploie un suspense et une émotion maximalisés, que Nysenholc lie en amont à l’enfance orpheline de Chaplin, à cette mère internée (dans un foyer abandonné par le père) qu’il a libérée et emmenée en Amérique mais qui, dans sa folie, ne peut voir ce que son fils réussit, est devenu, est.
En filigrane, la trajectoire de Chaplin (1889-1977), le self-made-myth [2], des premiers pas (à cinq ans !) sur les planches anglaises aux tournées qui le mèneront aux States. Une trajectoire fulgurante qui le voit briller dans les courts-métrages de Mack Senett dès ses vingt-cinq ans mais en cerner illico les limites, créant son personnage de Charlot ou s’imposant comme scénariste puis metteur en scène de lui-même. Ce qui n’est rien encore ! Il s’affranchit des grands studios et s’érige en artiste indépendant, déploie une puissance créatrice sans équivalent (hormis Griffith). Après la sortie du Kid en 1921, ayant déjà sa place au panthéon du cinéma, il pourrait se contenter d’assurer mais il met le cap grand large, alignant les perles (La ruée vers l’or, Les temps modernes, Les lumières de la ville), jusqu’à enterrer son personnage (Le dictateur, 1940) ou en cerner la fin de cycle (Les feux de la rampe, 1952). Avant de se réinventer comme cinéaste, jusqu’à La comtesse de Hong-Kong (1967).
Nysenholc fait flèche de tout bois. Tantôt il évoque des films oubliés/négligés, comme L’opinion publique (1923), dont il révèle la modernité, l’influence sur la comédie américaine, Lubitsch. Tantôt, il creuse les distorsions entre Chaplin et Charlot : le premier, « tiré à quatre épingles », tempes grisonnantes et vie privée tumultueuse, haï parfois/souvent quand son double est adulé de la Russie au Japon, en passant par l’Europe ou l’Amérique. Plus loin, il explore les rapports de Chaplin avec la judéité ou les racines gitanes, tordant le cou à des rumeurs pour dégager d’autres pistes ; avec Brecht ou Hitler (son dobbelgänger ?), la France ou l’écriture, etc.
En conclusion ? Un essai aux allures d’œuvre globale, aux sillons trop nombreux pour être approfondis par cette recension. Une osmose Chaplin/Charlot/Nysenholc à couper le souffle : l’auteur fait corps avec son/ses personnage(s) depuis des décennies et y arcboute le meilleur de lui-même pour tendre vers une leçon de vie généreuse et empreinte d’idéal.
In fine, nous sommes interrogés quant à notre humanité et aux moyens de nous y investir loin de la médiocrité, de l’égoïsme, du clanisme. Ah, vouloir être, comme Chaplin, citoyen du monde, émancipé mais dans l’empathie avec qui souffre, construit, rêve, quels que soient l’âge ou le sexe, l’ethnie ou la confession, la catégorie sociale ou la couleur de peau !
[1] À côté de ses essais, des pièces de théâtre et un très beau récit, Bubele, l’enfant à l’ombre (réédité dans la collection « Espace Nord »).
[2] Expression du biographe José Augusto França.