Un thriller olympique !

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Marc RIGAUX, Kipjiru 42… 195, Murmure des Soirs, 2020, 413 p., 22 €, ISBN : 978-2-93065-757-8

Il suffit d’une page. D’un coup d’œil en surplomb sur l’ouvrage. Et on pressent la magie du grand large :

Je cours. Poumons brûlés.
J’ai dégringolé la pente rocailleuse, frôlé des squelettes de séneçons géants et les lobélies.
Je cours. Je cours dans la caldera. À 4000 mètres.
Expirer est une douleur. Jusqu’au dernier souffle.
La menace se rapproche. Elle me frôle maintenant. Ils sont là. Tout près. J’entends le roulement de la caillasse. 

L’écriture et la narration de Jean-Marc Rigaux sont travaillées, tendues. La structure interpelle. Une alternance de chapitres et d’intervalles. Un chapitre 12 à l’entame, un prologue aux allures d’épilogue. Vérification sur la table : il y aura un chapitre 13 !

Le roman, contemporain, a commencé par une poursuite, une tentative d’assassinat qui se joue dans la montagne, en Afrique. Le premier Intervalle, intitulé Kilomètre 0, offre deux pages raffinées, sensitives, l’entame d’une ode à la course, au marathon et à ses 42 kilomètres 195 mètres, intensification de la vie, sur-vie.

Chapitre 1. Le thriller prend ses marques, sa vitesse de croisière dans la foulée d’un marathonien amateur, un ancien avocat pénaliste désormais casé dans un ministère, la quarantaine, notre héros/narrateur (il restera anonyme). Son avion atterrit à Nice, un dossier bleu sous le bras. Un grand Noir vient le cueillir. Direction Monaco et l’hôtel Miremer. En attente de retrouvailles avec un ami (de course) de vingt ans, Léon, qui, la veille, lui a proposé une mission exaltante :

(…) nous avons besoin de toi. De toute urgence ! (…) J’ai eu le chef de cabinet du Ministre. Tu es en disponibilité pour trois mois. 

Son ami insiste sur la pertinence du timing (« ce qu’il te faut ») et le bouscule : après dix années intenses (dont une participation au dossier pénal du génocide rwandais), la routine érode sa belle énergie. Il ignore dans quelle trame il met les pieds mais il accourt, il plonge. Pourquoi ? Pour fuir la fadeur du quotidien, retrouver dans la vie l’excitation charnelle du marathon :

La compétition, la vraie, la seule qui vaille la peine de se déchirer les tripes, n’est qu’un appel au meurtre. Quoi qu’on en pense, la bagarre est la jouissance suprême. 

Le voilà bientôt confronté aux leaders occultes et masqués d’une organisation puissante, l’UMA (Union Mondiale Athlétique). Le double champion, olympique et mondial, Kipjiru, un Ougandais mort mystérieusement au Kenya, fait la une de tous les journaux. Sa mission ? Parvenir jusqu’à la dépouille et prélever des échantillons qui permettront à l’UMA de réaliser ses propres analyses, rencontrer ceux qui ont côtoyé le coureur, chercher la cause de son décès :

Dopage ? Problème privé ? Dossier d’État ? Règlement de comptes ? Entre coureurs ? Crapuleux ? Mort naturelle ? 

Notre héros comprend pourquoi il a été choisi. Il cumule les expertises adéquates : Afrique, droit, politique, sport. Qui plus est, il est célibataire, sans attache. Il mesure les enjeux. Nous vivons dans un monde en trompe-l’œil agi par des forces souterraines. Comme l’UMA. Prête à tout pour sauvegarder une image immaculée, le contrôle de ses athlètes. Il entrevoit les risques encourus. Léon lui-même confesse :

Certains jours, je me dis que j’aurais mieux fait de ne jamais y entrer [à l’UMA]. D’autres, je prends plaisir à ma position privilégiée. Non exposée. De là, on comprend mieux la marche du monde. 

Le héros a posé un premier pas dans un engrenage infernal, il ne peut déjà plus reculer, il en sait trop.

La suite ?

L’agent secret improvisé embarque pour Nairobi via Amsterdam. Et pour la Grande Aventure. Sans retour ? Dès le départ, la menace rôde, il est surveillé, suivi. Par qui ? Son premier contact en Afrique lui assène un « On meurt souvent ici » qui résonne étrangement. La mélodie danger/peur, en filigrane, s’accentuera au fil des pages, des chapitres. Tentatives de meurtre, étapes à péripéties ou interrogations, plongées dans l’horreur ou la fascination au Kenya, en Ouganda, en Allemagne ou à Londres.

Le roman qui se déploie ne faiblit pas et réussit à conjuguer le fantasme d’aventures teintées de Bondisme (compte ouvert aux Bahamas, notes de frais illimitées, les plus beaux hôtels, les plus séduisantes tentations, des contacts ténébreux, des gadgets) avec un réalisme du meilleur aloi. On y croit ! Le sujet interpelle, crédible (les dérives et les secrets du sport de haute compétition). L’Afrique traversée n’est jamais un décor en carton-pâte. L’air africain s’infiltre dans la carlingue à l’atterrissage, on frémit dans les quartiers interlopes des grandes cités ou on s’extasie devant leurs bunkers résidentiels, on parcourt atterré les grottes ou les flancs du mont Elgon (le plus vieux volcan du monde, à la frontière Kenya-Ouganda), on s’enfonce dans les massacres ethniques, les trafics, les rêves de réalisation d’une jeunesse qui galope comme la nôtre étudie…

Des scènes s’impriment dans l’imaginaire : les funérailles de Kipjiru dans un cimetière où les os remontent à la surface, la centaine de mains ensanglantées apposées sur le lieu du crime, les camps d’entraînement et leurs enjeux, le laboratoire secret et sa boutique des horreurs, le jogging à travers la carte postale liégeoise, le rite passage des Sebei…

Tous les ingrédients du thriller sont réunis avec l’irruption de la femme/sirène, le suspense, la chasse aux indices, la manipulation. Mais la littérature joue des coudes avec la narration, arc-boutant passages lyriques, vision du monde (histoire africaine, complexité des sociétés africaines, etc.), quête d’un homme en déperdition (il ne s’est jamais remis de sa confrontation avec le génocide rwandais), fatalité digne des tragédies grecques, étude poético-philosophique sur la course, la compétition, le marathon (décortiqué, dans les intervalles, en chacune de ses étapes).

On court. Sur les talons du héros. Durant 413 pages. Un marathon. Avec des changements de rythme, des caps et des sas, la production d’endorphine, des points d’acmé.

En livrant une apologie de la course et du dépassement de soi, d’une vie accélérée, densifiée, Jean-Marc Rigaux infiltre, volontairement ou pas, un double mouvement, apposant une antithèse à sa thèse : la condamnation d’une escalade émotionnelle menant à l’explosion, à la dilution, au néant.

Kipjiru 42… 195 décroche sans peine sa place en finale olympique du marathon des thrillers belges francophones. Les romans qui conjuguent envergures narrative et littéraire sont rares, précieux mais en augmentation ces dernières années : Elise et Rosa (Marcel Sel, chez Onlit), Pur et nu (Bernard Antoine, chez Murmure des Soirs encore), Hong-Kong Blues (Alain Berenboom, chez Genèse). Un âge d’or des Lettres belges ? Un expert le confirmait récemment, Jacques De Decker, frappé par le nombre de livres écrits/édités en Belgique qui n’ont plus rien à envier aux productions parisiennes. Reste à convaincre nos grands médias ou nos politiques du phénomène. Majeur.

Philippe Remy-Wilkin