Thomas Lavachery : « Nos ados ont droit à la meilleure littérature »

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Faut-il encore présenter Thomas Lavachery ? Grand prix triennal de Littérature jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, cet auteur et illustrateur est surtout connu pour la série des Bjorn, une saga en huit tomes publiée à L’école des loisirs. Lui aussi est un habitué des rencontres en classe. Toujours à L’école des loisirs, viennent de paraitre Un zoo à soi ainsi que Tor et le Cow-Boy. En 2019, Thomas Lavachery  publiait Rumeur et Le voyage de Fulmir : c’est pour évoquer ce dernier titre que nous l’avons rencontré.

Cette interview paraitra dans une version plus courte dans Le Carnet et les Instants n° 206.

À bientôt 160 ans, Fulmir sent que la fin est proche et il entreprend de rejoindre le cimetière des nains. Mais depuis la mort du roi Blaise en 1302, les ducs se livrent une lutte sans merci. Fulmir n’a d’autre choix que de venir en aide aux malheureux qu’il rencontre. En ces temps de chaos, la mort se donne « à tour de bras, sans y penser », on la croise au détour du chemin ou au fil du fleuve. La jolie Esclarmonde implore en vain le ciel : « Mes prières ne vont nulle part, elles me reviennent à la figure ». Pourtant, il y a quelque chose de lumineux dans ce beau roman d’apprentissage. Brune et Pierre, « enfants de la guerre et de la disette », ont trouvé un père en la personne de Fulmir.  Avec lui, ils apprennent à vivre ou à survivre, et pour le héros fatigué et bougon, c’est comme une cure de jouvence… Au diable donc ses sinistres projets !

« Difficile de conserver son optimisme »

Thomas, tu sembles emprunter des chemins plus sombres dans tes derniers romans. La mort se donne « à tour de bras » dans Le voyage de Fulmir et tes héros fuient une communauté qui parait bien lâche.  Quel regard portes-tu sur cette évolution ?

La mort a toujours habité mes romans pour adolescents, ceux de la collection « Médium » de l’École des loisirs. Dès le premier tome des aventures de Bjorn, mon héros viking, elle est présente. Je songe par exemple au meurtre de Maga par la Démone blanche. La scène a marqué pas mal de mes jeunes lecteurs – ils m’en parlent -, et elle a inspiré une image saisissante à Thomas Gilbert, adaptateur de la série en BD. Cela étant, tu as raison de dire que mes récits évoluent vers une plus grande noirceur. Le climat général est plus dur, la vision du monde et des hommes s’assombrit. Il s’agit d’un chemin emprunté avant moi par les plus grands auteurs de récits fantastiques au long cours, ces œuvres qui en viennent à reculer les frontières de la littérature de jeunesse. Je pense bien sûr à J.R.R. Tolkien et à J.K. Rowling. L’évolution chez eux et chez moi, à mon modeste niveau, est avant tout inconsciente – c’est une pente naturelle. En travaillant au Seigneur des anneaux, Tolkien se surprenait lui-même. Il accouchait d’un monstre et s’en effrayait. Je n’ai jamais éprouvé ce sentiment, mais je savais en écrivant Ramulf, Bjorn aux enfers IV, Rumeur et, dans une moindre mesure, Le voyage de Fulmir, que je changeais un peu de registre, que j’accordais une place grandissante à la violence et la mort, à la méchanceté, à la perversion… Le constat ne m’a guère effrayé, je n’ai pas cherché à contrarier cette tendance, même si je m’applique à ne pas dépasser les bornes. Enfin, je dis ça… c’est évidemment une question subjective. Certains lecteurs, surtout adultes, trouvent que j’y vais parfois un peu fort.

Tu suis une pente naturelle, dis-tu. C’est ton regard d’adulte qui a évolué ou ta conception de l’écriture ? 

Avec l’âge, les expériences, les connaissances historiques qui s’étendent, il est difficile de conserver son optimisme. Ajoutons que mon regard sur l’humanité devient chaque jour plus sévère en raison de l’actualité. Repli sur soi, montée des extrêmes, populisme épidémique, planète martyrisée… tout cela ne peut qu’agir sur les consciences. Autour de moi, pas mal de jeunes ne veulent pas faire d’enfants… Mais revenons à la littérature. Quand j’emprunte des chemins plus sombres, comme tu dis, ce n’est pas la conséquence d’une décision objective, d’un choix artistique. C’est ma vision du monde qui, évoluant, oriente certains de mes textes. Voilà pourquoi je parlais de « pente naturelle »…

Quelles limites t’imposes-tu lorsque tu t’adresses aux jeunes lecteurs ? 

Aujourd’hui, tous les thèmes peuvent être abordés dans le roman jeunesse. Aucun sujet tabou ! Ce qui change, ce qui continue d’être différent, c’est la manière de raconter. On procède avec plus de doigté, on reste plus souvent dans l’évocation. Dans mes histoires, le sexe et la violence sont présents, mais jamais décrits avec la crudité d’un George R. R. Martin, par exemple. J’énonce ici des évidences…

Il y a une autre question que je voudrais soulever, c’est celle de la tonalité générale et surtout finale des œuvres. Personnellement, si je n’hésite pas à dépeindre la dureté du monde, je m’interdis en revanche de terminer mes romans sur une note lugubre, désespérée. Je me sens proche de Jean-Claude Grimberg sous ce rapport. J’ai retranscrit pour mes étudiants de Lille [l’Université Lille 3- Charles de Gaulle, où Thomas Lavachery anime le séminaire Pratique de l’écriture pour la jeunesse, ndlr] le discours véhément qu’il a tenu à la Grande Librairie en février de l’année dernière : « J’ai beaucoup écrit pour les enfants. Il faut tout leur dire, et en même temps il faut leur donner envie de vivre. C’est-à-dire qu’il ne faut pas les écraser par le poids de nos malheurs ou de nos histoires. Il faut être conscient qu’exposer le mal, ce n’est pas dire aux enfants, puisque nous continuons à faire des enfants : vous allez affronter la vie… Et la vie qu’on leur prépare, c’est : vous n’aurez pas de travail, vous n’aurez pas d’eau… Notre travail à nous écrivains c’est de dire notre vérité, puisqu’on ne peut pas faire autrement, mais en même temps donner envie de vivre! »

Une méthodologie

Tu exposes ta manière de travailler dans La cuisine d’un auteur – l’importance du résumé, des cartes, des fiches… Le voyage de Fulmir a-t-il été l’occasion d’un changement dans cette méthode ? 

Pour les romans longs – Ramulf, les aventures de Bjorn à partir des Enfers… –, j’ai toujours écrit un synopsis avant de me lancer. Pour les textes plus courts, en revanche, je n’éprouve pas nécessairement ce besoin. L’intrigue est suffisamment inscrite dans ma tête. Ce fut le cas pour Rumeur et pour Le voyage de Fulmir. Mais c’est la seule différence méthodologique, car tous mes projets romanesques me conduisent à dessiner des cartes, des plans de maison, de châteaux, à remplir des fiches de personnages, d’autres concernant la nourriture, l’habillement, les us et coutumes guerrières…


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Quel a été ton point de départ pour ce dernier roman ? 

Fulmir est l’une de ces histoires nées de deux idées qui se fécondent l’une l’autre (Stephen King a connu cela avec Carrie, comme il le raconte dans Écriture, mémoire d’un métier). Il y a d’abord eu le cimetière des éléphants, mythe découvert dans le premier Tarzan avec Johnny Weissmuller. Cela m’a fourni l’idée d’un personnage qui chemine volontairement vers sa mort. Ensuite j’ai vu Josey Wales hors-la-loi, l’un des meilleurs Eastwood, et j’ai eu envie de reprendre l’idée d’un héros en fuite qui, dans une période troublée, s’encombre de personnes faibles. Sous des dehors bourrus, le bonhomme est désespérément bon, si j’ose dire. Les deux idées vivaient séparées en moi, jusqu’au jour où elles se sont trouvées, un peu comme deux gouttes d’huile jetées dans l’eau : elles restent à distance, puis s’agglomèrent soudain à la surface. Le concept du Voyage de Fulmir était né.

Et la fin, te semblait-elle évidente ? 

La fin d’un roman est toujours délicate à écrire, et j’y accorde une extrême importance. J’aime les fins ouvertes, qui offrent au lecteur la possibilité de rêver à l’après, de poursuivre le voyage à leur convenance. Un exemple me vient immédiatement à l’esprit : les dernières pages du Quatuor d’Alexandrie. Quelle sera plus tard la relation entre Darley et Clea? Amis de loin, amis dans la même ville, amants à nouveau? Durrell ne nous le dit pas, et j’adore son silence, qui me permet de répondre dans le secret de mon imagination… Par ailleurs, je veux terminer sur une scène, et non sur un discours du narrateur. Mon instinct cinématographique me pousse toujours à privilégier l’image. Je me creuse afin de trouver la vision qui, je l’espère, restera dans la mémoire du lecteur comme un tableau ou une séquence de film. Je pense souvent au corps de Gatsby dans la piscine, sur son matelas pneumatique. Le matelas tourne lentement sur lui-même tandis que le sang dessine un trait circulaire dans l’eau. Inoubliable!… Pour Fulmir, je voulais une image biblique, une lumière éclatante qui surgit, un paysage à perte de vue… Je sentais avant de commencer le livre que je devrais conclure sur une note sacrée. Après tout, Fulmir est un saint homme (un saint nain). Tout ronchon qu’il est, il mérite ce qualificatif, et son histoire devait finir sur une petite apothéose.

Douceur et humour 

L’histoire de Fulmir se déroule dans un Moyen Âge très sombre. Pourtant, tu ménages des moments de grande douceur. Peux-tu commenter la scène où des jeunes se baignent dans l’étang sacré, semblant ainsi échapper aux vicissitudes du temps ?

Au milieu des pires périodes, dans la guerre ou l’oppression, les plus jeunes sont capables de saisir la moindre occasion de s’amuser. Ce n’est pas à proprement parler de l’inconscience, c’est plutôt que l’élan vital est si puissant en eux qu’il leur permet de rire et de jouer dès qu’une possibilité se présente. Je ne suis pas sûr que ces adolescents de l’étang sacré n’ont pas faim, qu’ils n’ont pas subi des violences ou perdu des proches dans la guerre qui fait rage. Seulement leurs ébats collectifs effacent tout pour un moment. Le plaisir de la nage annihile les pensées sombres. Cette scène est donc une manière d’ode à la jeunesse. Mais elle a d’autres fonctions : renforcer le rôle paternel de Fulmir vis-à-vis de Pierre et Brune, symboliser le retour du nain vers la vie. Ses membres sont d’abord raides, tu t’en souviens, ensuite ils se détendent et sa nage devient souple ainsi qu’elle l’était au temps de sa lointaine jeunesse. L’histoire de Fulmir est aussi celle d’un rajeunissement physique, subi plutôt que désiré – élément dont j’ai essayé de tirer quelques effets comiques. J’ignore si l’humour du roman est suffisamment perceptible. J’avais quelques intentions, en tout cas…

L’humour est évident bien sûr, notamment lorsque tu évoques la Welfriche, où l’« on pend avec parcimonie ». Ce royaume vers lequel cheminent les protagonistes et où des hommes « baignés de vieille philosophie » construisent une société nouvelle, répond-il aussi à ta volonté d’ouvrir l’horizon du lecteur ?

C’est la lumière au bout du tunnel, l’application littérale de ce que je te disais par rapport aux fins et à mon souci de ménager l’avenir. Il s’agit, je le répète, d’un devoir moral auquel je m’astreins alors même que j’incline fondamentalement à l’inquiétude.

Ne pas « cadenasser l’imaginaire »

Les illustrations occupent une place prépondérante dans ce roman : blasons, frise délicate, petits motifs ou images pleines pages… Tu demeures toujours dans l’évocation et tes illustrations confèrent de la légèreté au texte : dirais-tu que tu découvres une nouvelle manière de travailler, textes et images s’équilibrant et se nourrissant ?

Si je reste dans l’évocation, comme tu le dis très justement, si je m’interdis les images trop descriptives, c’est pour ne pas « cadenasser l’imaginaire » du lecteur. L’expression est d’Albert Mingelgrün. Il l’utilise dans un article sur le travail discutable de Tardi comme illustrateur du Voyage au bout de la nuit… Lire un roman suscite des images mentales qui ont le caractère fascinant, évanescent des visions oniriques. Elles sont différentes pour chacun, et chaque lecteur est, ipso facto, co-créateur de l’œuvre qu’il découvre. Sachant cela, l’illustrateur doit procéder avec doigté, humilité – ce qu’il propose est là pour stimuler l’imagination, non pour la réduire. Les dessinateurs du 19e siècle avaient trouvé un langage graphique qui remplissait merveilleusement cette fonction. Mais j’arrête là-dessus! C’est un sujet qui me tient à cœur et que j’ai souvent abordé.

Ai-je changé ma manière de travailler? Sans doute, car tous les romanciers évoluent dans leur artisanat – mais le dessin n’y est pour rien. J’écris toujours sans penser le moins du monde aux illustrations futures. Ce qui est différent, en revanche, c’est ma manière de concevoir l’accompagnement graphique de mes livres pour les 12-120 ans. Lorsque j’illustrais Bjorn le Morphir en 2010, je dessinais classiquement des scènes et des portraits. Aujourd’hui, avec Rumeur et Le voyage de Fulmir, je cherche plutôt à planter un décor, à susciter un climat. C’est un peu de l’ambiancement, pour utiliser un terme à la mode. Le cahier central de Rumeur, superbement mis en couleur par Denis Roussel, est ce que j’ai fait de plus audacieux sous ce rapport. Ce sont des images de forêt, sans personnages, qui confinent à l’abstraction…. Quant aux frises, blasons et autres frontispices, ils ont une autre mission, qui est de rendre l’objet-livre précieux. Lorsque les liseuses sont arrivées, j’ai eu peur (à tort) pour l’avenir du livre-papier. Je me suis dit : « Comment rendre les bouquins irremplaçables sans trop augmenter leur coût? » La richesse décorative m’a semblé une voie intéressante.

Rumeur et Le voyage de Fulmir sont tes textes les plus philosophiques, mais aussi tes œuvres les plus originales et les plus riches sur le plan esthétique : cette coïncidence est-elle fortuite ? 

Je n’en étais pas vraiment conscient avant que d’autres me le fassent remarquer. Cela dit, je ne pense pas que ces deux dimensions soient intimement liées. C’est le hasard qui a voulu qu’une rupture s’opère en même temps dans mes deux domaines de prédilection.

Les notions de roman d’éducation ou de formation sont-elles pertinentes pour évoquer les récits que tu destines aux « 12-120 ans » ?

Je pense que le roman est pédagogique par essence, dans la mesure où il multiplie notre expérience. Sans Dumas, Stendhal, Conrad, Stevenson, Sigrid Undset, Yourcenar, Durrell, Lowry, Patrick O’Brian, Vargas Llosa, Jim Harrison…, je ne serais tout simplement pas l’homme que je suis. Les autres vies que j’ai connues grâce à eux, et dans lesquelles je me suis plongé corps et âme, m’ont formé au même titre que ma propre existence. D’ailleurs, je ne fais pas de réelle distinction entre la vie réelle et la vie dans les romans. Je pourrais reprendre à mon compte cette phrase de Robert Louis Stevenson évoquant Le vicomte de Bragelonne : « J’emportais le fil conducteur de cette épopée dans mon sommeil et je me réveillais sans qu’il soit brisé, en me réjouissant de replonger dans le livre au petit déjeuner. Et ce n’est pas sans un serrement de cœur que je devais le poser pour retourner à mes propres travaux – car aucune partie du monde ne m’a jamais paru aussi captivante que ces pages et même mes amis ne me sont pas tout à fait aussi réels, ni peut-être aussi chers, que D’Artagnan. »

De mon point de vue, « roman d’éducation » et « roman de formation » sont donc des expressions pléonastiques. Toute bonne histoire nous apprend à vivre, enrichit notre regard, développe nos capacités d’empathie, notre sens esthétique, notre lucidité, notre méfiance aussi… Mais bien sûr, la leçon ne mérite d’être prise que si l’auteur est subtil, profond, habité – jamais complètement déchiffrable, tant par les autres que par lui-même. Un roman digne de ce nom est sujet aux interprétations multiples, il ne saurait s’apparenter, même de loin, à une démonstration mathématique. S’il recèle un message (le mot ne me gêne pas tellement), s’il illustre un problème, s’il combat l’injustice, la terreur – je songe au cher Orwell –, les idées qui l’inspirent ne doivent jamais être énoncées. Le romancier met sa loupe sur une situation, il place ses personnages sous notre regard avant de les faire vivre en semi-liberté. Le résultat le surprendra peut-être. Le sens même du livre lui échappera en partie, lorsqu’il aura fini son travail aventureux. On pourrait penser que ces vues valent pour le roman adulte et non pour les textes jeunesse. Ce n’est pas mon avis. Nos ados ont droit à la meilleure littérature. La polysémie et le mystère ne doivent surtout pas leur être confisqués. Pas plus qu’aux enfants, d’ailleurs. Les albums de mon amie Kitty Crowther sont des chefs-œuvres à multiples facettes. Combien d’heures, combien de jours pourrait-on discuter d’Annie du lac, de Mère Méduse, de L’enfant racine, de La visite de Petite Mort… sans en percer tous les secrets ?

Marc Wilmotte