Aux frontières du réel

Thibaud PETIT, Jack, Murmure des Soirs, 2020, 224 p., 18 €, ISBN : 978-2-930657-61-5

« On peut survivre de mille et un passés mais on meurt dès qu’on a perdu son seul avenir. » Ce constat cristallise les élans scripturaux du narrateur de Jack. Cet homme, fragilisé, dans la trentaine, emménage dans un appartement (aussi étriqué que ses moyens et peu pimpant que son allure) suite à une rupture sentimentale non métabolisée. Bien sûr, il y a déjà eu le tri des souvenirs, l’installation dans un quartier agréable, les encouragements des proches, la formulation positive de résolutions. Mais tout s’est enchaîné très vite, trop même. À présent, il y a surtout cet espace de célibat, ce minimalisme imposé, cette nouvelle page d’existence à écrire. Alors pourquoi ne pas se prendre au mot et l’écrire, ce roman jamais abouti, tel « un mec ayant besoin d’outils pour aller mieux » ? « Il m’offrait la possibilité d’adopter un autre regard sur mon histoire et de faire de ce fardeau que je traînais de la matière à travailler et à espérer. En quelque sorte, il me poussait à regarder vers l’avant et à arrêter de croire que le passé m’emprisonnait, au risque d’en mourir. »

Le narrateur exhume donc de ses vieux carnets les premières lignes de l’histoire de la famille de Jack, qui devient son personnage principal. Dans la ville californienne de Lone Pine, ce dernier paraît mener une existence anesthésiée, sans grands remous ni joies intenses : lecteur dans une maison d’éditions, cet enfant du pays cohabite avec Mahelle, une femme à l’âme indépendante et aventurière. Tous deux sont toutefois travaillés par des forces intimes contradictoires qui les poussent à chercher, en eux ou en dehors d’eux, le chemin à suivre. Vers… ? En tout cas, pas forcément l’un vers l’autre, et c’est ce qui désole Jack. « Et puis il y avait cette autre fille », la mystérieuse Sia…

Dans son premier roman, Thibaut Petit, pétri de sa formation en psychologie, propose une exploration intérieure déroutante à bien des égards. Les contours entre désirs, projections, rêves et réalité sont altérés, floutés, ce qui rend les possibilités de recréation, de reconfiguration, de réécriture envisageables. Dans ce mouvement de modulation des plans, le rapport direct, palpable, tangible au réel se trouve remis en question, notamment au travers d’objets, d’absences, d’accès émotionnels, et aussi d’une singulière expérience d’écriture immersive. C’est ainsi que les statuts d’auteur, de narrateur et de personnages sont interrogés au fil des pages, ces protagonistes se posant la question suivante : « [e]ntre Jack et moi, qui était l’auteur de la vie de l’autre ? » La lecture de Jack le révèlera… ou pas.

Samia Hammami