Un roman inédit de Madeleine Bourdouxhe

Madeleine BOURDOUXHE, Mantoue est trop loin. Névrosée, 2019, coll. « Femmes de lettres oubliées ». 208 p., 16 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-9311048-16-0

Madeleine Bourdouxhe, dont Gallimard a publié La femme de Gilles en 1937, soumet à l’éditeur en 1956 le manuscrit d’un nouveau roman, Mantoue est trop loin – après en avoir publié les premières pages dans Le Monde nouveau sous le titre Les temps passés. D’abord accepté, il est ensuite refusé sans explication. Sans doute l’avis favorable du comité de lecture n’a-t-il pas été suivi plus haut, devant cette œuvre complexe où les normes narratives classiques sont bousculées à plus d’un titre. Rappelons que l’autrice se lie vers 1949 avec J.P. Sartre, dont vient précisément de paraitre l’essai anticonformiste Qu’est-ce que la littérature ?  À la même époque, N. Sarraute entame une série d’articles qui marquera les débuts du « nouveau roman ». Sans aucun doute, M. Bourdouxhe est influencée par ce courant novateur, qui notamment rejète l’analyse introspective des personnages au profit d’une approche behaviouriste, mais veut aussi se dégager du récit linéaire pour mettre en jeu une narration diffractée, assortie de nombreux effets de miroir. Ces choix romanesques n’iront pas sans déconcerter. Si M. Marini évoque « un texte à facture originale » (1989), C. Sarlet « se perd dans l’entremêlement des voix et des points de vue narratifs », ajoutant que « l’ajustage de la machine narrative qui eût permis le passage entre les différents niveaux du récit n’est pas au point » (1993). Quant à la préface de l’actuelle réédition et à la 4e de couverture, elles sont tout aussi réticentes : « certes, cette fusion engendre une certaine confusion. Nous voulons comprendre, mais nous ne pouvons pas comprendre »…

Mantoue est trop loin entremêle de façon serrée deux histoires à première vue autonomes. Situé à l’époque contemporaine, le récit A met en scène une femme d’âge mûr et de caractère anxieux, séparée de son mari, sans le sou mais consolée par sa grande imagination et par un jeune amant prénommé Alci. Prenant pour cadre l’Europe de la Renaissance, le récit B narre l’existence mouvementée du Chevalier de Jassy et de son épouse, liés à un certain Duché que se disputent un Roi et un Empereur tout aussi imprécisés. La combinaison textuelle de ces deux histoires a priori hétérogènes se fait sur le mode d’une alternance très agile : on passe souvent de l’une à l’autre dans un même alinéa, voire au sein d’une même phrase. Peu à peu, l’on comprend que l’héroïne A a découvert la « chronique » B dans un livre, qu’elle s’est passionnée pour ces destins mêlant politique et sentiments, au point de s’identifier à la Chevalière tout en soulignant certaines analogies entre son ex-mari et de Jassy d’une part, Alci et le jeune Olivier de Salm d’autre part. Plusieurs motifs incidents apparaissent des deux côtés du miroir : le sang et la couleur rouge, les mains posées sur les genoux, Mantoue, le chien blanc tacheté de jaune, etc.  Le modèle de M. Bourdouxhe, en l’occurrence, n’est autre que Madame Bovary. Contrairement à l’opinion des commentatrices précitées, la distinction entre les deux récits est nette, même si elle exige du lecteur une attention soutenue.

Le récit B évoque plusieurs personnes, lieux ou évènements réels sans les nommer clairement, hormis les cités italiennes de Montferrat, Ferrare ou Volterra. Quelques indices permettent néanmoins de reconnaitre le Duché de Luxembourg, qui dans les années 1540 était l’objet d’âpres rivalités entre Charles-Quint et François Ier, et dont la route vers Mantoue compte en effet plus de 300 lieues (1.200 km) en passant par Lucerne. De même, la « secte » dont font partie la Chevalière et Olivier est assurément une cellule calviniste clandestine. La romancière et son héroïne, cependant, éludent de telles précisions : ce qui compte n’est pas l’ennuyeuse réalité historienne, mais les potentialités romanesques dont elle ouvre la libre exploitation, qu’il s’agisse de politique et de diplomatie, de manœuvres militaires, d’intrigues amoureuses, de chevauchées ou de conflit religieux. De fait, le récit B prend une importance grandissante, au point d’envahir progressivement le roman tout entier. Soit que l’héroïne A se reconnaisse de plus en plus étroitement dans la figure et les aventures « objectives » de la Chevalière, soit qu’elle fantasme celles-ci au gré de sa propre évolution psychologique nourrie de frustrations et d’interrogations non résolues. M. Bourdouxhe se livre à un travail élaboré sur l’osmose mentale entre Réel et Fiction, au point que la disjonction entre ces deux registres devient vite indiscernable – une dialectique dont la nouveauté en 1956 saute aux yeux.

La jeune maison d’édition « Névrosée » a visé juste en éditant enfin ce roman très élaboré. Il est toutefois regrettable que de nombreuses coquilles émaillent le texte. Un peu plus de soin eût rendu pleinement justice à cette œuvre insolite.

Daniel Laroche