Marianne PIERSON-PIÉRARD, Dora , Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2019, 232 p., 16 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-931048-14-6
Dora nous est une belle occasion d’évoquer la collection « Femmes de lettres oubliées » au catalogue de laquelle figure le roman que Marianne Pierson-Piérard publiait en 1951.
Pas moins de treize romans composent le catalogue de cette maison d’édition apparue de façon fulgurante dans le paysage éditorial belge. Juriste, romancière et passionnée de lettres, Sara Dombret avec une énergie infatigable, défend la démarche qui l’a amenée à rendre justice aux femmes de lettres belges francophones oubliées. Cette initiative saluée par la presse et les médias, trouvera bien vite un public de lecteurs qui ont enfin accès à ces titres et à ces autrices oubliés.
Le roman Dora est publié en 1951. À sa sortie, il est couronné par le prix prestigieux Marguerite Van de Wiele.
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S’inscrivant dans le fil de la littérature psychologique, la romancière nous donne à découvrir un personnage féminin, Isadora que tout le monde appelle « Dora ». La confrontation aux autres protagonistes de l’histoire permet à l’autrice d’aborder la complexité des relations humaines qu’elle tisse entre les personnages composant la famille Dormesson. Celle-ci, composée de trois couples, Patrice et Alicia, Julienne et Germain, Christian et Dora, a pour habitude de se retrouver lors de réunions familiales hebdomadaires.
Dora, l’épouse de Christian Dormesson, a 23 ans au moment où s’ouvre le roman sur une des ces réunions familiales. Elle s’est mariée cinq ans plus tôt, à l’âge de dix-huit ans. Son futur mari, « s’était subitement épris de ce qu’il appelait dans son cœur une vraie jeune fille. En moins d’une heure, il aimait à la folie ses cheveux flottants, aux boucles en désordre, son corps gracile et chaste dans sa robe lâche et, par dessus tout, ses yeux noirs dont le regard ne pliait devant aucun autre » .
Dès les premières pages de mise en place, la romancière ajuste son personnage au terme d’un dialogue cruel entre Dora et sa belle-sœur Alicia, pendant que l’après-midi s’éternise. Alicia observe qu’ « il fallait sans cesse, avec elle, se tenir sur la défensive, parer à ses attaques, à ses questions insidieuses, à ses méchancetés gratuites. » Au fil du récit, la romancière dévoile les relations entre les personnages, ce qui dans leur passé aurait pu déterminer pour chacun d’eux un autre destin, les apparences de bonheur, les détresses que le savoir-vivre dissimule et qui rongent l’âme, et surtout l’amour secret entre Dora et son beau-frère Patrice, le mari d’Alicia. Tout est prétexte à dévoiler ce que dissimulent les apparences : une conversation cruelle, l’évocation divergente d’un souvenir commun, un geste mal interprété.
Marianne Pierson-Piérard en nourrit le portrait d’une famille bourgeoise, enlevant par fines couches, la poussière qui en dissimule les vérités souterraines. L’amour hante son personnage central. « Dora l’aimait, à travers le temps et l’espace, le long des jours et des nuits, comme le seul être au monde qu’elle eût jamais pu aimer ». Il y a bien sûr du bovarysme dans l’inaccessible bonheur auquel rêve Dora. Après son mariage sont venues les interrogations : « L’amour ? C’est à présent qu’elle en rêvait. » Amour que lui inspire dorénavant l’inaccessible Patrice… et dont la romancière va explorer le cheminement au travers des confrontations entre les forces contraires des sentiments et des conventions familiales, du rêve absolu et de la réalité quotidienne et convenue.
La romancière dessine aussi de façon magistrale ce qui constitue le double grimaçant de la passion amoureuse : la torture. Par touches sensibles, faites de ces instants coupants et insidieux, Marianne Pierson-Piérard décrit la torture qu’elle inflige à la femme délaissée, ici incarnée par Alicia, l’épouse de Patrice. Il y a là des pages admirables, sondant la détresse de l’âme au plus profond, livrée aux affres de la jalousie et aux fantasmes qu’elle engendre en s’en nourrissant. Troisième personnage du triangle amoureux, Patrice est aussi finement observé par la romancière. Dans l’observation du quotidien la romancière décèle les failles qui s’ouvrent sous la secousse insidieuse des routines et des nostalgies.
Marianne Pierson-Piérard prête à un de ses personnages cette réflexion : « La vie est trop courte pour être petite ». N’est-ce pas à cette vérité-là que le roman nous confronte ?
Jean Jauniaux