Constance CHLORE, Alpha Bêta Sarah, Nouvel Attila, 2020, 209 p., 17 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-37100-093-3
Constance Chlore nous donne à lire une systémique familiale complexe où chaque membre est au bord de l’explosion. La mère, Maud, est animée par une soif inextinguible de séduire les hommes et fait jaser les habitants du village de Cahuns. Quant au père, Dan, c’est un chasseur de lièvres qui prend du plaisir à tuer et dépecer les bêtes et qui cogne ses enfants, Sarah et Ernst, quand les mots lui manquent.
Au début du récit, Sarah s’évade de la maison pour fuir la violence paternelle. Elle se réfugie dans la forêt, qui devient le reflet d’elle-même : elle respire avec elle, vit à son rythme, devient de plus en plus sauvage, tel un animal traqué.
Un cri immense la déchire ; la forêt s’étend dans tout son corps. Sarah est écrasée d’un coup. Bue, aspirée par une respiration profonde. Elle est la forêt, chaque branche en forme de piège. Elle est la forêt ? Elle se sent oppressée. Qui est moi ? qui est la forêt ?
Une explosion.
Sarah la ressent à l’intérieur. Elle s’y tient à la limite de l’existence ou de la disparition : en un point très léger et pointu.
Son petit frère Ernst, avec qui elle a une relation fusionnelle, incestueuse, vole tous les jours de la nourriture dans le frigo et part à sa recherche pour la ravitailler. Ernst est un rêveur : il connaît le nom de tous les papillons, parle aux arbres et veut devenir jardinier. D’un tempérament inquiet, il a besoin de la présence de sa sœur pour être rassuré, sinon il se sent tel « une cage d’os pleine de fièvre ».
La fugue de Sarah augmente la pression du volcan paternel, qui manifeste des signes précurseurs d’éruption. Parcouru d’émotions incontrôlables, Dan devient fou, tel une bête égarée. Il part à la recherche de sa fille avec son fusil dans une « battue à chair humaine ». Sa seule façon de trouver un point d’appui est de cogner cogner pour éprouver un sentiment de puissance éphémère qui rend sa souffrance supportable. L’abîme entre lui et sa femme se creuse : à trop s’aimer « du côté de la blessure », ils se tuent eux-mêmes et réciproquement.
De son côté, mue par le désir d’un changement radical, Sarah cherche un abri en elle-même. Son existence est dilatée et engloutie dans l’immensité de la forêt. Elle explore la signification de sa présence au monde, ses sens en éveil. Ernst va-t-il fuir avec elle, comme elle le lui a demandé ? La fureur de Dan va-t-elle s’émousser ? Maud va-t-elle protéger ses petits ?
À la lecture d’Alpha Bêta Sarah, il est difficile de ne pas faire le lien avec l’histoire de La vraie vie d’Adeline Dieudonné, mais il est intéressant de voir à quel point deux sujets similaires peuvent être traités différemment. Constance Chlore distingue son récit par un style très sensoriel, parcouru de nombreuses onomatopées qui donnent la voix aux éléments de la nature. Dans une temporalité vaporeuse, le lecteur est amené à sentir les pulsations des quatre héros qui étouffent dans leur prison intérieure et dont l’identité vacillante se délite, perd de sa densité, dans une existence oscillant entre réel et rêve éveillé. La violence qui est donnée à lire en est plus supportable, presque compréhensible même.
Le temps se mangeait lui-même ; dilaté, respiré. Jour et nuit se confondait [sic]. Sarah se dilatait elle-même, devenait une sorte de boue, corps délité au moindre mouvement.
Solitude hérissée d’angoisse ; l’ombre rampait, lourde. Comment exister sans les regards ? Une masse confuse se soulevait en elle, l’engloutissait. Il lui semblait perdre jusqu’à son nom. Et cette fatigue : le sommeil mimait sa disparition.
Séverine Radoux