La danse, force de vie

Louisa de GROOT, Relève-toi et danse. Récit biographique de Chantal-Iris Mukeshimana, Préface de Colette Braeckman, Memory, 2020, 244 p., 18 €

L’histoire de Chantal-Iris Mukeshimana, Relève-toi et danse, s’ouvre sur les images d’une enfance heureuse, rythmée par les saisons, dans un village du Rwanda,  au sein d’une famille de quatre enfants dont la mère est l’âme.

Première douleur : la mort de sa sœur aînée, Kakouzé.

Première épreuve : la soudaine paralysie de ses jambes. Polio, diagnostiquent les médecins de l’hôpital de Rilima.

La revalidation sera longue, hérissée de chutes provoquant immanquablement des fractures. On découvrira plus tard qu’elle a la maladie des os de verre.

Sur ses traces, nous vivons, l’année 1993, la montée d’une atmosphère menaçante, des rumeurs de conflits, d’agressions contre les Tutsis, un nom nouveau pour la petite fille, un nom qui se charge d’affreuse angoisse quand des voisins Tutsis sont assassinés. La fuite de l’hôpital de Rilima sous la protection des Casques Bleus belges, jusqu’à l’arrivée en Belgique, le 14 avril 1994.

Nous la retrouvons à Bruxelles, à l’hôpital des Enfants Reine Fabiola, une aile de l’hôpital Brugmann, parmi une trentaine d’enfants et d’adolescents, marqués à jamais par la tragédie, mais heureusement unis au sein d’un même groupe, se côtoyant chaque jour, pouvant parler leur langue, le kinyarwanda. « Nous étions devenus une famille ! Et je pense que c’est la force du groupe qui nous a aidés à nous projeter jour après jour vers le lendemain. »

Les médecins lui laissent entendre qu’elle recevra bientôt une chaise roulante personnelle. « Pour moi qui étais si souvent condamnée à l’immobilité, qui me déplaçais à quatre pattes depuis des mois, qui étais dépendante du bon vouloir des autres (…) c’était comme un grand soleil qui illuminait ma vie ! »

Tour à tour dépaysés, intrigués, captivés, émus, nous retraversons avec elle les étapes d’une vie aux couleurs variées, qui la mène d’abord, à douze, treize ans, au Centre de la Croix-Rouge à Yvoir. Baptisée selon la coutume rwandaise, elle choisit un prénom parmi ceux qui lui sont proposés, celui qu’elle portait devenant son nom.

Elle opte pour Chantal. Désormais, elle s’appelle Chantal Mukeshimana. Plus tard, Chantal-Iris.

Le Centre de la Croix-Rouge est un lieu de transit, qui fait appel à des familles d’accueil. Julien, qui est à la fois son éducateur, son aide-soignant, son kiné, et son épouse Lucie la prennent sous leur aile ; elle intègre enfin un vrai foyer, et devient la grande sœur des deux petits enfants du couple.

Interne pendant sept ans à l’école spéciale Arthur Regniers, à Bienne-lez-Happart, près de Binche, elle s’épanouit au fil des joyeux week-ends en famille.

C’était trop beau. Après cinq ans sans ombre, le doux cocon vole en éclats. Julien et Lucie se séparent. « La nouvelle me fit l’effet d’une bombe qui explosait à l’intérieur de moi. »

Restant d’abord dans la maison avec Lucie et les deux petits, elle rejoindra Julien lorsqu’il aura trouvé un logement.

Moment clef : en avril 2004, dix ans après qu’elle a dû fuir son bien-aimé pays des mille collines, Chantal obtient le privilège d’accompagner une délégation qui se rend à Kigali pour les commémorations du dixième anniversaire du génocide.

Voyage éclair. Retrouvailles presque miraculeuses avec son père, ses frères, ses proches, trouées par l’absence de sa maman tant chérie, morte d’épuisement sur la route vers un camp de réfugiés au Congo.

Puis la vie reprend son cours, enchaînant les pérégrinations. D’une escale au Village n°1 à l’emménagement, par l’entremise des Maisons Sociales, dans un petit appartement à Louvain-la-Neuve.

Une vie habitée par l’amour fidèle pour son pays natal et les siens.

Deux nouveaux voyages lui donnent le bonheur de renouer vraiment avec ses frères. Pour « essayer de rassembler quelques pièces d’un puzzle qui, nous le savons, restera inachevé. Comment retrouver les images de tout ce temps perdu ? Comment atténuer le manque ? Quoi que nous puissions faire, la rupture des liens entraînée par la séparation et l’absence ne pourra s’effacer. Comme un livre ouvert sur des pages restées blanches. Des pages blanches que j’essaie de remplir en écrivant notre histoire. »

Une vie portée par la volonté farouche de trouver sa place dans la société, de s’insérer dans le monde du travail, de s’engager.

C’est une voie insolite qui lui permettra de se réaliser pleinement et d’exprimer sa créativité : la cyclodanse.

Une démonstration de cette danse entre deux partenaires, l’un debout, l’autre en chaise roulante, suscite en elle un choc décisif. Initiée à cette discipline mi-sportive, mi-artistique, invitée à la faire connaitre aussi bien en Espagne qu’au Cameroun, elle va bientôt l’enseigner.

Un stage d’une semaine à l’Escalpade, une école spéciale accueillant des enfants ou adolescents présentant un handicap physique et/ou une légère déficience mentale, remporte un si vif succès qu’on lui propose de le prolonger durant l’année scolaire. Il est clôturé par un spectacle applaudi par deux cent cinquante personnes au lieu de la centaine prévue ! « J’en ai profité pour fêter mes trente ans. »

Sur cet art-thérapie, elle est intarissable. « On oublie les frontières, on se joue des différences : le monde des valides s’ouvre au monde des non-valides… et vice versa. (…) J’ai le sentiment que ma destinée est d’œuvrer à mon niveau à gommer nos différences et je me sens bien dans ce rôle. »

Aujourd’hui, un nouveau projet prend forme : à trente-trois ans, elle ouvre sa propre école de cyclodanse, nommée Cycloceza.

Au terme de ce dernier chapitre, Chantal-Iris Mukeshimana tient à remercier celles et ceux « qui m’ont tendu la main pour aller au-delà de l’impossible ! » Présences vigilantes, galvanisantes, qui ont jalonné, illuminé son parcours.

Un parcours foisonnant, auquel Louisa de Groot a prêté sa plume. Un témoignage sobre, dense, prenant, qui, comme l’écrit Colette Braeckman, « sans aucun pathos ou apitoiement (…) démontre que l’espoir peut renaître tant que le souffle persiste. »

Francine Ghysen