Et du dépl(o)iement

Un coup de cœur du Carnet

Marc DUGARDIN, D’une douceur écorchée. Janvier 2016 – Décembre 2018, suivi d’une approche par Vincent Tholomé, Rougerie, 2020, 13 €, ISBN : 978-2-85668-408-5

[…]
par où commencer
n’est pas
une question d’oiseau

Par où commencer, par quel bout prendre notre existence, comment composer avec notre « mémoire d’être né », avec quel silence conjuguer notre parole, comment faire entrer notre grande soif de vivre dans notre étroit gosier, où « […] c’est la honte qu’ils ont enfoncée »? Ces questions émergent sans doute à la lecture du recueil D’une douceur écorchée de Marc Dugardin (Éditions Rougerie).

Mais par quel bout apprivoiser la poésie de Marc Dugardin, comment entendre ce recueil, comment l’articuler avec son langage à soi, comment le relier au monde, à sa blessure ? Tenter de répondre définitivement à cette vaste interrogation de l’existence à laquelle se subordonnent presque toutes les autres, à cette question qui n’est pas une question d’oiseau, serait s’embourber dans une marée noire, dans un pétrole trop théorique duquel nos ailes ne pourraient s’extirper. En effet, nulle théorie enlisante chez Marc Dugardin, mais toujours un étonnement premier. C’est sans doute par là qu’il faut aller chercher : « […] dans la surprise (ce qui est bien la première condition du poème, non ?) ».

la tasse
(le poème écrit bol
sans doute
pour arrondir les mains
autour) 

Marc Dugardin s’interroge, ses poèmes interrogent. Ils posent des questions d’une simplicité aussi désarmante que la nudité. Marc Dugardin est pourtant loin de vouloir résoudre ces questions et ces poèmes, loin de souhaiter leur apposer le sceau de l’intransigeance et du définitif. En témoignent le nombre de modalisateurs et de conditionnels qui nuancent sa parole. Rien de fermé là-dedans : tout reste ouvert, et seule sa présence à l’autre est affirmée, sans concession.

le voilà
ce psaume
d’une soif toujours plus loin que nous

Certaines qualités, certains affects, certains objets, récurrents dans la poésie de Marc Dugardin, se retrouvent dans ce recueil : ainsi de la table, de la tasse, du café, du pain ; ainsi de l’effroi, de la honte, de la bonté. Ainsi de l’enfance, à réparer ou de laquelle prélever une force d’émerveillement. Ainsi, et surtout, de son immense curiosité de l’autre : les poèmes sont émaillés de références ou d’hommages à d’autres poètes (André du Bouchet, Mandelstam, Tarjei Vesaas, Nicolas Grégoire…), à certains compositeurs (Mozart, Coltrane,…) et sont souvent ponctués des dates et lieux de leur apparition (Kigali, Mortemart…). Ces échos, qui modulent sa parole sans la modeler, retracent l’itinéraire (pourtant non linéaire) de sa voix. La maintiennent, à l’instar de la vie, en chantier.

c’est bien assez déjà
de se perdre dans son commencement

tout abandonner pour être là
pour la suivre
dans cette nudité-là

parler la parole
syllabe après syllabe
redevenir muet
à chaque mot prononcé

tout au fond
il n’y a pas de fond
il n’y a que
la mémoire d’être né 

Marc Dugardin est un « homme en devenir oiseau », tel que le définit Vincent Tholomé dans sa superbe approche qui ponctue l’ouvrage : il n’en a pas fini avec le monde ni avec ce que nous faisons du langage. Pas fini de tenter de les déplier, ni de se déployer. Un poète qu’il est bon et beau de fréquenter, à travers notre douceur écorchée.

ça crie
ça crie de beauté inouïe
dans ce monde terrifiant 

Charline Lambert