Kikie Crêvecœur, des rencontres gravées dans les pages

Kikie Crêvecoeur entre les pages, textes de Pierre-Jean Foulon, Caroline Lamarche et Michel Barzin, préface de Géraldine David, Esperluète, 2020, 96 p., 22 €, ISBN : 9782359841251

couverture de kikie crevecoeur entre les pages éditions esperlueteKikie Crêvecœur aime les livres et, depuis plus de trente ans, elle dépose ses images entre leurs pages. Il était donc naturel qu’un livre soit consacré à cette artiste passionnée par les résonances que créent les mots, par les objets qui les véhiculent, les hommes et les femmes qui les façonnent, les portent, les font vivre et jouent avec eux.

Kikie Crêvecœur entre les pages, paru aux Éditions Esperluète à l’occasion de l’exposition du même nom consacrée à l’artiste par la Bibliotheca Wittockiana, propose un parcours dans une œuvre foisonnante. Pierre-Jean Foulon en retrace les étapes depuis la sortie de l’artiste de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles et sa participation au collectif Razkas au début des années 1980. Rapidement, Kikie Crêvecœur trouve son identité visuelle dans le choix de la gravure en relief sur un matériau insolite, des gommes. Kikie Crêvecœur a en effet choisi l’objet qui sert à effacer pour garder la trace de la vie, pour tracer des cheminements d’impressions fugitives, nouer des réseaux de questions dans lesquels le noir et le blanc s’équilibrent comme les sons et les silences se mêlent dans la parole.

La technique de la gravure à l’épargne rapproche l’œuvre de Kikie Crêvecœur de l’univers des livres imprimés artisanalement. Son goût pour le jeu sur le signifiant et le signifié, sur les images que provoquent les mots et les mots que provoquent les images la mène vers la poésie et crée des connexions avec le Daily-Bul, connexions qui se concrétiseront avec la parution du dictionnaire ludique Mots-Mots d’André Balthazar en 2017.

Du portfolio, Kikie Crêvecœur se tourne au début des années 90 vers la réalisation de livres-objets qui se déploient et se replient, invitant l’œil du lecteur à jouer dans cet espace recomposé. Ainsi, le premier de ces livres-objets, intitulé Livre-ivre, expose-t-il, en une suite de feuillets juxtaposés, une boucle faite d’un rythme de crescendo, puis de decrescendo. Lettre d’amour se présente comme un jeu de cartes reliées par un ruban rouge au fil duquel le vocabulaire de l’amour se déconstruit et se réinvente. Plus tragique, Les couleurs de la guerre fond-mâle, réalisé durant la guerre qui a déchiré l’ex-Yougoslavie, est, tour à tour, un petit carré rouge, puis une grenade, dont la mèche semble prête à s’allumer, et enfin une croix dans les bras de laquelle les gravures évoquent les explosions, les incendies, le désastre, mais aussi l’espoir qui peut s’enraciner tel un fruit – est-ce poire.

Le livre est pour Kikie Crêvecœur un espace de rencontres, des rencontres qui, loin d’être ponctuelles, deviennent des lignes d’échanges créateurs. Ces rencontres sont celles d’autres graveurs, comme Michel Barzin ou Gabriel Belgeonne, celles d’éditeurs, qui deviennent des complices et des stimulateurs d’imaginaire en proposant à l’artiste des projets et des collaborations, et celles d’écrivains, qui viennent mettre leurs mots entre ses gravures, comme Jacques Izoard dans Le manuel de dessin, ou voient leurs mots se déployer dans les traits de l’encre. Plus que d’illustration, il s’agit d’un processus dans lequel le texte et l’image se nourrissent, entrelacent leurs complicités et produisent une œuvre à quatre mains.

De l’amitié entre Kikie Crêvecœur et les éditions Tandem naîtra l’aventure de Trognes avec Caroline Lamarche, qui évoque leur travail dans un témoignage à la fin de l’ouvrage. Sur les pages du recueil, les arbres élagués deviennent des têtes sur des corps bossus. Ils donnent l’image d’une résistance, d’un travail âpre et endurant, d’un acharnement à vivre.

Le souci de créer un dialogue entre le texte et l’image caractérise les créations de Kikie Crêvecœur dans le cadre de la maison d’édition Esperluète. Ainsi a-t-elle collaboré avec Eddy Devolder pour le Kangourou de Cook ou Le Dodo de Lewis Carroll ; avec Serge Meurant pour Une saison sans éclat ou avec Michel Bernard pour Moi, l’évier et Dieu.

Une autre rencontre marquante dans l’œuvre de Kikie Crêvecœur est celle d’Amélie Nothomb dont elle illustrera quatre contes publiés à La Pierre d’Alun. Dans le recueil Brillant comme une casserole, l’humour décalé, voire cynique de l’écrivaine se joint à l’inventivité graphique de la plasticienne au fil d’histoires étranges, où se mêlent un empereur chinois cherchant la perfection dans la laideur, un hollandais ferroviaire, un serial killer dont les goûts, à la suite d’une expérience œnologique, le poussent vers des victimes de « meilleure qualité » et, enfin, un referendum provocateur sur l’existence de Dieu.

Il est impossible de citer tous les projets littéraires auxquels Kikie Crêvecœur a participé. Ils témoignent de la capacité de l’artiste à mettre son style en accord avec le texte. D’un trait alerte et enjoué, qui reflète le regard de l’enfant, Kikie Crêvecœur a ainsi conçu des images pour deux volumes de la série « Mon Papa » écrite par Ben Durant et publiée chez Quadri. Elles sont l’occasion pour l’artiste de jouer avec les références à l’Histoire de l’art et, notamment, avec la mosaïque de la bataille d’Issos dans Mon Papa, le grille-pain et moi.

Les gommes de Kikie Crêvecœur deviennent aussi des « bobines de vie ». Elles se déploient en longues frises pareilles aux pellicules d’un film à venir ou se plient et se déplient en petits accordéons d’existence quand elles ne s’éparpillent pas comme les timbres estampillés d’anciens présents. L’œil parcourt l’empreinte de ces jours, surpris d’y découvrir les souvenirs d’un voyage à New York ou à Rome, la trace de la visite d’Agnès Varda…

La multiplication de petits motifs rectangulaires compose d’hallucinants portraits en arbre. La forêt mystérieuse où l’ombre capture la lumière, l’envol de l’oiseau dont les ailes font osciller le jour et la nuit sont des fils qui traversent l’imaginaire de Kikie Crêvecœur. En particulier, les oiseaux, à la fois fragiles et libres, dessinent une manière plus poétique d’habiter le monde. Ils inspirent le trait dans la danse de leur vol, l’invite vers la légèreté et l’évasion, comme en témoigne le recueil Poids plumes, où les gommes taillées se mêlent aux proses de Nicole Malinconi.

Avec ce livre remarquablement illustré et l’exposition qu’il accompagne, le lecteur est entraîné à la rencontre de l’œuvre de Kikie Crêvecœur et, à travers elle, dans un voyage étonnant dans la littérature belge, à la découverte de la vitalité de maisons d’édition audacieuses qui sont des foyers de création artistique.

François-Xavier Lavenne

En savoir plus

L’exposition Kikie Crêvecoeur entre les pages est à découvrir à la Bibliotheca Wittockiana jusqu’au 23 août 2020.

Informations pratiques sur le site de la Bibliotheca Wittockiana