Du cirque aux ténèbres

Melissa COLLIGNON, L’œil des Capana, Academia, 2020, 192 p., 18 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-8061-0491-5

C’est étrange, se dit Clara, que les pensées d’une personne surgissent ainsi de la bouche de quelqu’un d’autre.

Voici le dédoublement quasi schizophrénique d’une seule et même histoire au long cours. Les personnages du passé sont peu à peu révélés au présent, par le dépôt de lettres anonymes distillant, à la manière de flashbacks, leurs funestes révélations dans le creux des trous de mémoires, des secrets enfouis et des fissures laissées à la nouvelle génération. Dont les questions en suspens ruinent la vie, car il s’agit de filiation. Rien qui ne puisse rester irrésolu.

L’œil des Capana est une saga familiale au sens large, où l’attention et la tension du lecteur peuvent être, à dessein, mises à l’épreuve. En effet, c’est l’idée forte ici, le nombre de personnages est deux fois moins important qu’il n’y paraît et c’est réjouissant de le découvrir peu à peu au cœur et cours de la narration ; tambour battant. Car cette aventure fait penser à Jean de Florette et Manon des sources dans sa dramaturgie épistolaire. Mais en un seul volume de moins de deux cents pages, c’est soutenu.

Clara et Adam sont sœur et frère, orphelins entourés d’une bande désarticulée d’anges gardiens ; qui ne disent pas leur nom. Ils sont les enfants du cirque des Capana. Un nom et un clan qui doit disparaître du jour au lendemain pour tuer le drame né d’un crime, d’une dénonciation et d’une vengeance qui prendra des années à se déchaîner. Dont les multiples maillons auront tous rouillé, souffert, parfois jusqu’à la brisure, la folie.

Le monde bigarré du cirque affirme les caractères de chacun et rayonne de couleurs acidulées au néon, accroissant d’autant leur contraste avec l’ombre et les ténèbres, où se sont réfugiés les silences coupables et salvateurs. C’est à la fois touchant et inquiétant, créant une humeur singulière et familière pour un roman que Melissa Collignon construit avec dextérité. Le lecteur sent combien elle aime ses personnages, obscurs et lumineux.

Mieux, pire, l’auteure sait comment le lecteur s’y attache de sorte qu’ils prennent la place de héros. Elle sait aussi qu’un homme en noir, traversant l’espace et le temps comme une menace continue et insaisissable, ne sera jamais pris d’affection. Pourtant, elle veut que rien ne soit définitif ni tranché ; comme nos cerveaux aiment tant faire. Ainsi, la complexité du nombre de personnages au départ se mue peu à peu en une intrication des actions, relations  et, bien sûr, de leurs conséquences.

Ce troisième roman de Melissa Collignon en appelle sans doute un autre, tant elle semble s’amuser à écrire, réfléchir, voire torturer ses personnages sur lequel elle tient à garder le dessus. Peut-être trop. On a l’espoir d’une intrigue à venir encore plus forte, prenant le contrepied du rythme de ce texte-ci : s’installant avec lenteur et détails. Moins comme un chapiteau pris dans la tempête. Et une suggestion : la femme à barbe, aimée comme personne, est particulièrement réussie. Elle mérite d’avoir son propre roman.

Tito Dupret