Vendredi. Une correspondance surréaliste, Avant-propos, notes et édition Xavier CANONNE, (français, néerlandais, anglais), Ludion, 2020, 1056 p. illustrées, 125 €, ISBN : 978-94-9303-924-7
Le mouvement surréaliste en Belgique a suscité très tôt chez ses participants une grande diversité d’actions, de liberté de ton et d’esprit, qui a pu s’exprimer également dans les marges mêmes du groupe dont Paul Nougé et René Magritte ont été les instigateurs. Ainsi en va-t-il de Vendredi, une publication collective réalisée à …un seul et unique exemplaire, à l’initiative de Paul Colinet, membre du groupe de Bruxelles depuis 1935, ami intime de Magritte et de Scutenaire. Paul Colinet avait pour neveu Robert Willems, qui, en octobre 1949, part avec sa jeune épouse Odette au Congo belge, pour y exercer le métier de comptable.
Robert au Congo
Robert Willems (1926-2011) est aujourd’hui connu et reconnu comme un dessinateur et collagiste remarquable, qui se trouva associé dans l’après-guerre à de nombreuses activités surréalistes ou proches. Dès 1945, il est impliqué par Colinet dans l’hebdomadaire Le ciel bleu, co-dirigé par Colinet, Mariën et Dotremont. En 1947, il est l’un des rares artistes belges acceptés par Breton et Duchamp lors de l’Exposition internationale du surréalisme organisée à Paris. La même année, il illustre aux éditions Fontaine deux ouvrages co-écrits par Colinet et Marcel Piqueray. Son départ pour Léopoldville est l’occasion pour son oncle de lancer l’idée d’une revue, manuscrite et dessinée, rassemblant des amis, de la famille, et des proches, destinée au couple d’expatriés. C’est ainsi que naquit, le 11 novembre 1949, Vendredi, dont la livraison au Congo fut effectuée par l’aviation postale, de semaine en semaine, jusqu’au 5 octobre 1951. Au total, plus d’une centaine de numéros ont ainsi été confectionnés, avec les moyens du bord, et un nombre très variable de pages, selon la bonne volonté et la disponibilité des contributeurs.
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Il faut imaginer évidemment l’époque, où les moyens de communication ne sont pas ceux, technologiques, de ce 21e siècle. Vendredi ne se compose d’ailleurs pas autour d’une table : chaque participant bénéficie de la remarquable courroie de transmission qu’est Paul Colinet, qui fait circuler les feuilles de papier pelure entre les uns et les autres. Le jeu a aussi sa règle implicite : pratiquement personne, à part Colinet qui l’expédie et les Willems qui le reçoivent, ne voit la composition complète d’un numéro de Vendredi. Les collaborateurs de cette publication sont des membres de la famille, bien sûr, mais aussi des poètes et des peintres. Scutenaire et Irène Hamoir, complices de toujours de Colinet, Marcel Piqueray, Marcel Mariën, une fois ou l’autre Christian Dotremont, Paul Nougé qui s’écarte très vite. Et puis Magritte souvent, Armand Permantier autant, Bruno Capacci, Suzanne Van Damme, Aubin Pasque, Rachel Baes, figures de ce qu’on a pu appeler la « Belgique sauvage », qui font de Vendredi « un des plus étonnants documents qui se puisse », selon les mots d’André Blavier, et de Paul Colinet, un expérimentateur langagier de haute volée : son écriture ronde à l’encre verte, ses dessins, ses multiples pseudonymes, ses titres volontairement administratifs ou tarabiscotés, mettent en relief le poétique et l’anecdotique qu’il affectionne.
Un Vendredi ludique et primesautier
Plusieurs pages de Vendredi ont déjà figuré par le passé dans des expositions, ou été reproduites en catalogues et ouvrages de référence. Mais il faut saluer le travail d’édition de Xavier Canonne, qui a rédigé les notes de cet ensemble complet d’une revue absolument singulière, au meilleur sens du mot. Il a pu attribuer à son auteur tel texte, poème, illustration, croquis, ou collage, même si quelques énigmes ou points d’interrogation subsistent encore, et donne les référence des textes lorsqu’ils furent, plus tard, repris en livres ou revues. Mais on y trouve encore des inédits.
Quant à la tonalité générale de Vendredi, elle ne s’encombre pas de palabres, ni de discussions théoriques et politiques à propos du surréalisme, fidèle en cela à l’esprit libertaire et vagabond de son fondateur. On y lit bien quelques allusions à l’actualité belge et étrangère, mais dans la plupart des textes et des images, c’est le caractère ludique et primesautier, canularesque parfois, inégal aussi, qui se révèle au lecteur d’aujourd’hui. « Rien se semble écrit ou dessiné pour le futur », souligne Canonne, « si ce n’est celui de l’ouverture de l’enveloppe parvenue aux colonies : tout y paraît voué à l’éphémère, à la complicité, au salut amical ; rien n’y est prémédité, l’occasion faisant ici les larrons, s’amusant comme en foire ». Vendredi constitue « un exercice de défoulement où chaque pierre fait édifice. » Et l’édifice est costaud : plus d’un millier de pages, dont l’appareil critique français est également traduit en néerlandais et en anglais. Une entreprise éditoriale sans équivalent, pour cette publication familiale, surréaliste dans sa création même, et qui reste, à tous points de vue, unique en son genre.
Alain Delaunois