Passés mais point perdus

Un coup de cœur du Carnet

Guy GOFFETTE, Pain perdu. Poèmes, Gallimard, 2020, 150 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-07-289494-7

guy goffette pain perduEn 2016, comme il le raconte à Nicolas Crousse (Le Soir, 17 mai 2020), Guy Goffette est victime d’un A.V.C. qui l’empêchera d’écrire trois années durant. Or, Gallimard lui demande instamment quelque manuscrit. L’auteur s’avise alors de fouiller son tiroir de poèmes restés inédits, soit qu’à l’époque ils lui aient paru insatisfaisants, soit qu’ils s’intégraient mal dans un projet de recueil. Il en choisit plusieurs, leur apporte les modifications qu’il juge opportunes, opération facilitée par le recul : certains textes remontent à de longues années, jusqu’à 1964… D’autres, qui avaient paru dans des revues ou des anthologies, font l’objet d’une sélection et d’une révision similaires. Tel est le mode rétroactif sur lequel est né Pain perdu, dont le titre suggère plaisamment le procédé de revalidation qui en constitue la genèse. Jadis, en effet, on ne jetait pas les tranches de pain rassis : mouillées dans une soupe de lait et d’œuf, puis frites à la poêle et saupoudrées de sucre, elles devenaient une quasi friandise.

Le procédé de fabrication du recueil présente donc au moins une double dimension. D’une part, la reprise de textes anciens implique une tension diachronique, plus ou moins forte selon les cas, entre inactualité et actualité. D’autre part, tous ces poèmes furent conçus dans des états d’esprit forcément dissemblables, avec les thèmes et les procédés stylistiques y assortis, « le poète prodigue trouvant dans l’auge des ratures son chemin de Damas ».

Et pourtant, voici un livre qui n’est nullement de redite ou de nostalgie, transcendant au contraire les circonstances de sa composition. Si les hantises connues de G. Goffette sont reconnaissables, c’est entremêlées à d’autres, tandis que les formulations ne cessent de se réinventer. Allergie au monde urbain et prédilection pour le terrien font une large place aux images de l’arbre, de la forêt, de la colline, sans oublier les motifs aériens de l’azur et de l’oiseau, ou encore les évocations de la mer. Loin de l’immobilité, cet univers est parcouru de multiples déplacements : voyage en train ou à vélo, premier pas dans la lumière matinale, insistance particulière sur le motif de la chute, qu’il s’agisse d’oiseaux, d’une échelle, d’Icare ou du ciel lui-même… Sans doute ceci n’est-il pas sans lien avec le sentiment d’inconfort moral et de vague culpabilité qui traverse le recueil de façon lancinante : « exil », « âcre existence », « monde aveugle et vil », « larmes », « bourreau », etc.  La pensée de la mort n’est jamais très loin, qui « suit comme une ombre chaque geste du vif », lève des questions sans réponse, rejoint enfin le souvenir du père et de cette larme sur sa joue au moment de s’éteindre. La fin de l’existence se noue à ce qui fut sa préhistoire fondatrice : les années d’enfance. Chez Goffette, dirait-on, l’enfance est par excellence ce qui (s’) échappe, se tient hors de portée des adultes dans les jeux et les secrets, dans le sommeil, dans les regards expectatifs. Elle n’est accessible que dans l’après-coup : « tous nous reviendrons un jour dans la cuisine d’enfance », d’où cet insistant motif du retour, de la remontée, dont Ulysse et Pénélope sont les figures emblématiques.

Le recueil, d’autre part, est émaillé de noms d’écrivains : Béatrix Beck, Chateaubriand, Yves Leclair, Homère, Jacques Réda, Joël Leick, Gérard Noiret, Emily Dickinson, Jude Stéfan, Jorge-Luis Borges, Yves Bonnefoy, Roger Lannes, etc.  On sait que G. Goffette est un immense lecteur et que sa bibliothèque, à cheval sur Paris et la Gaume – la ville et la campagne –, compte des milliers de volumes. « C’est mon seul univers, dans le fond. Je pourrais passer ma vie dedans », déclare-t-il à Cédric Petit (Le Soir, 13 mai 2020). Cet aveu a quelque chose de profondément paradoxal, venant de quelqu’un pour qui le monde naturel compte autant. Biosphère et bibliosphère sont par essence, non par accident, profondément antagonistes. Elles imposent à leurs adeptes communs sinon quelque duplicité, du moins un louvoiement constant où nulle vérité totalisante ne peut se faire jour : « tu es resté trop longtemps à la merci des mots pour oser regarder le ciel tout nu bien en face ». Les expressions dont use l’auteur à propos de l’écriture poétique sont significatives, en ce qu’elles tentent de conjoindre le concret et le langagier : « almanach du ciel », « corde usée des images », « cherchant le mot qui fait mouche », « le profil d’aigle du mot amour ». Le dilemme est à l’évidence insoluble, mais c’est dans cet insoluble, précisément, que prend source et force l’écriture poétique. Pain perdu nous en offre une fois de plus la démonstration saisissante, sans la moindre concession à la facilité.

Daniel Laroche