Serge Delaive. Tango fractal

Serge DELAIVE, Argentine, suivi d’un entretien avec Anne-Lise Remacle, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 220 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-486-8

argentine serge delaive espace nordDans son roman Argentine couronné par le Prix Rossel en 2009, le romancier, poète et photographe Serge Delaive délivre une composition narrative entre rhizomes et puzzles. Ce n’est qu’au fil de la lecture que se rassemblent les fragments de vie de divers personnages — Hernán, Lunus, Juan Serafini, Sofiá, Lucas, Angel — ayant pour toile de fond l’Argentine. Un jeu d’échos se met en place entre la crise économico-socio-politique qui frappa l’Argentine en 2001, entre le chapelet de crises qu’elle  a traversées (1998-2002, 2004…), et les dérives existentielles que subissent les personnages. Lieu des confins, extrême bout austral du monde bordé par la Terre de Feu et l’océan, l’Argentine attire les êtres en quête de sens, ceux et celles qui, comme Lucas partant sur les traces de son père volatilisé, recherchent des fantômes, des disparus, se perdant dans le mouvement où ils s’engagent dans la poursuite d’une chimère. Argentine est bâti comme un tango houleux entre des êtres et des espaces géographiques dans lesquels ils plongent afin de remailler le temps, d’ajointer des éclats de vie épars.

Les exergues fournissent souvent des clés de lecture. Serge Delaive ouvre son roman sur une citation de Benoît Mandelbrot, l’inventeur des fractales. Objet mathématique, les fractales désignent des structures similaires à toutes les échelles, marquées par l’auto-similarité et l’irrégularité. Intitulé « Nuages », le quatrième chapitre met en scène Henk Somers, un ancien photoreporter de guerre qui, désormais incapable de montrer l’horreur des conflits, photographie les habitants du ciel, cumulus, nimbus, cirrus, stratus et autres. Dans la nature, il existe de nombreux objets fractals au nombre desquels les nuages dont l’irrégularité de la forme interdit qu’ils soient décrits par la géométrie traditionnelle. C’est en tant qu’élément fractal que les nuages font l’objet d’un chapitre succédant au chapitre « Fractales ». S’il n’est pas conçu comme un objet fractal, Argentine se penche sur des créatures aux contours irréguliers que la géométrie narrative consommée ne peut appréhender. Au travers de Lucas quittant l’Europe pour l’Argentine afin de rechercher son père, au travers de Juan Serafini rallié à la cause anarchiste, d’Hernán englouti par un trou noir, le romancier s’aventure dans les paysages éclatés d’identités en crise. En 2001, l’Argentine s’écroule, le pays sombre dans le chaos. Chaque protagoniste fait l’épreuve d’un effondrement, d’un sentiment de perte, est la proie d’une errance qui tantôt se creusera vers la délivrance, tantôt s’exacerbera jusqu’au point de non retour. Serge Delaive loge son récit dans les zones de l’incontrôlable, là où des forces plus grandes qu’eux possèdent des personnages se débattant au milieu d’éléments qu’ils ne maîtrisent pas, là où l’omniscience du narrateur se délite et fait place à un ballet d’ombres, à une dissémination irrelevable. Les spectres de Roberto Bolaño, de Robert Capa, de l’albatros de Baudelaire et de Coleridge, du conquistador Hernán Cortés, de la chanson de Neil Young « Cortez the Killer » ou encore la stature de Maradona, le dieu du football, planent sur Argentine, un roman que Serge Delaive a conçu comme le deuxième volet d’une trilogie articulée autour du personnage de Lunus (le premier volet étant Café Europa).

Aller au bout du monde, à l’extrême fin de la Patagonie afin de doubler l’exploration géographique par une exploration psychique, c’est interroger l’espace au dedans de soi, la possibilité ou non de rassembler les fragments d’un moi éclaté. C’est tenter de combler la désincarnation, partir sur les traces d’un passé non accordé au présent. Sauter à pieds joints dans le labyrinthe de vies ensablées.

Non seulement je ne trouve pas celui que je cherche, mais en plus je me perds moi-même (…) J’ai déjà admis que je ne trouverai cet homme (…) Et si par hasard je le trouvais, je m’empresserais de l’oublier. C’est moi le détail manquant. Moi, invisible qu’il faut que je trouve. Que j’enracine dans le paysage. Sur le mur, le miroir reflète le vide. Le miroir absorbe le vide. Je ne suis pas là.

Véronique Bergen