Philippe LEUCKX, Doigts tachés d’ombre, Cygne, 2020, 58 p., 10 €, ISBN : 978-2-84924-617-7
Près de soixante poèmes répartis en six chapitres composent ce nouveau recueil de Philippe Leuckx. Ici, il rassemble des œuvres parues dans diverses revues ainsi qu’inédites. Comme c’est le troisième opus que je recense pour Le Carnet, la curiosité m’a poussé à rencontrer l’auteur sur son lieu d’écriture. Il habite Braine-le-Comte, une maison tenue avec grand soin, à l’instar de ses poèmes et publications. Le bâtiment protège un jardin à l’arrière, tout en longueur, serré par ceux des voisins. À la fois maîtrisé et hirsute, il y prolifère autant de couleurs que de parfums, à l’exemple de la prolifique plume du poète.
Le bonheur je veux bien
Mais quels mots de quelle cave
Pour écritoire, à mi-chemin entre la rue, urbaine, et sa petite jungle, Philippe Leuckx utilise la grande table de la cuisine. Parfois il travaille directement sur l’ordinateur, dans un coin de la pièce voisine. Dans cette atmosphère, dans cette lumière, doigts tachés d’ombre, il écrit d’une traite et ne retravaille pas ses textes. Il m’explique que si l’on corrige un vers, l’équilibre est rompu avec le précédent, le suivant, de sorte qu’une retouche en amène une autre plus haut, plus bas, et dès lors, le moment d’origine, entraperçu, est perdu.
Double méprise si un mot
Ne vient étoiler
La langue silencieuse
L’ancien professeur de français, appelé, pour ses élèves, à répéter, corriger, reformuler inlassablement, années après années scolaires, aborde la poésie, forme originelle et ultime de toute langue, au débotté, à l’instinct, au sentiment pur. C’est que la langue n’a plus la même fonction. Au-delà de l’outil de communication, dont il convient de maîtriser les règles et exceptions, en poésie, elle s’emporte au-delà de ses propres frontières, souvent étroites en regard de la pensée, des émotions et de leurs saisissements. Il y a du hiatus au gouffre entre la langue et l’instant. Elle est raisonnée. Il est fugitif. Philippe Leuckx est donc attentif et vif. Sur le qui-vive.
Premier vigile patient
Qui sème sans savoir
Des mots de pure sève
Telle est peut-être sa démarche : la poésie est son médium vital. Il écrit autant qu’il respire. Un des chapitres de ce recueil est titré Romadesso, contraction de Roma adesso, c’est-à-dire Rome d’emblée, Rome maintenant. Or, cette immédiateté caractérise et fonde son écriture. Avec ce mot-valise, il contracte encore plus la langue qu’elle ne l’exprime elle-même. Comme s’il souhaitait non pas s’imprégner de son environnement, mais être directement imprégné par lui, à l’intérieur même du mouvement continu et ininterrompu de la vie, pour s’en faire le témoin direct, sans même le filtre du temps.
Main perdue, cœur pressé, oh ! comme tout s’assemble pour nous semer, sève bleue de déroute.
Doigts tachés d’ombre, titre effervescent autant qu’évanescent, pluri-rythmique, révèle d’emblée la lumière qui circule, évolue et fuit entre les phalanges, la page, la table de la cuisine. Comment saisir la fugitivité de chaque imminence où l’âme s’intègre jusqu’à l’oubli ? Et tenter ainsi de joindre les deux bouts de l’être et d’exister ? Telle est peut-être la quête absolue de cet auteur infatigable et très émotif.
Tu revenais de fête
L’âme en feu
Engoncé dans ta fièvre
Tito Dupret