Robert MASSART, Une histoire belge, M.E.O., 2020, 196 p., 17 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2807002517
Ernest Dubois, professeur de français maniaque de la langue et ornithophobe, de retour d’un voyage, se trouve confronté à la présence inopportune d’un oiseau introduit dans son appartement. Il tourne les talons et s’enfuit dans la nuit. Dans les toilettes des dames de la gare du Midi, Kommer Baert, occupé à recopier les graffitis afin d’alimenter le corpus de son étude, est sommé de vider les lieux par la tempétueuse Madame Pipi, Fintje. C’est alors que les deux hommes se rencontrent, se suivent, prennent langue, et c’est le début d’une histoire d’amitié et de rivalité, une histoire où chacun devient un peu plus lui-même en se mêlant aux autres, une histoire qui doit peu au rationnel, une histoire belge en somme.
Très vite, les deux hommes deviennent inséparables, à leur corps défendant. Ils se retrouvent au bistro habituel de Kommer, puis dans un salon de thé qui sera leur quartier général. Ce sont deux solitaires, deux ténébreux délirant chacun sur ses idées fixes. Ernest s’efforce de faire revivre sous ses yeux l’histoire de la langue française depuis le latin, fait de la perfection linguistique un combat de tous les instants, et plonge tête baissée dans son obsession des rats et des oiseaux. Kommer engrange les épigraphes des W-C publics, sans trop savoir qu’en faire, et écrit en parallèle un livre qui prouvera au monde que toutes les langues dérivent du néerlandais. Ils avaient tout pour faire un vieux couple d’amis biscornu, jamais d’accord et toujours réconciliés, un genre de Bouvard et Pécuchet belges, dans cette histoire où tout va par deux, où tout se mélange. Mais c’est alors que débarqua Lili la Roumaine, belle, au rire clair et sain, et les deux hommes eurent tôt fait de devenir des ennemis mortels. Ajoutez dans le shaker une concierge décérébrée au neveu dysorthographique, une bistrotière amoureuse, un gérant de salon de thé révélant les coulisses gay de l’Europe, et vous obtenez un premier roman balancé comme une farce surréaliste.
Car si les effets de rupture sont nombreux, si certaines scènes semblent procéder de joyeuses associations libres, créant à profusion un humour absurde souvent vif – les personnages eux-mêmes ne savent pas toujours pourquoi ils prennent telle ou telle décision, telle ou telle direction, et ils se rendent compte parfois à quel point ils sont le jouet d’une puissance supérieure un peu folle, à l’instar d’Ernest qui, perdu en pleine narration galopante, prend conscience qu’il parle tout haut et que ses voisins l’entendent ; si donc c’est moins la logique que la peur de l’ennui qui gouverne les personnages, il n’en reste pas moins que le ressort principal d’Une histoire belge est l’ironie. Robert Massart a ceci de commun avec Pierre Desproges et son Les étrangers sont nuls : chaque personnage est une caricature, et l’auteur nous montre avec gourmandise à quel point l’on est ridicule – et potentiellement dangereux – quand on prend les stéréotypes à son compte. Ernest, par exemple, s’érige sous la plume de Massart en spectaculaire et jubilatoire monument de pédanterie intellectuelle et linguistique (son allergie aux belgicismes et son tic étymologique le rendent irrésistiblement insupportable), d’autosatisfaction secrète et mesquine (le brave homme se croit même séduisant), de conservatisme petit bourgeois bon teint (ses propos sur les « prolos », les étrangers, les femmes, font de lui un anti-héros comme on aime les détester).
Cette charge ironique, puissante, constante, présente à tous les étages du récit, fait d’Une histoire belge une plaisanterie somme toute sérieuse, en ce qu’elle rappelle le lien étroit entre bêtise et jugements stéréotypés, en ce qu’elle dénonce la fermeture d’esprit, en ce qu’elle montre où la société grince. Et, comme Desproges, Massart a bien compris qu’un éclat de rire était plus fort qu’une démonstration.
Nicolas Marchal