« Écrire doit être une nécessité, tout comme la mer a besoin des tempêtes, et j’appelle cela respirer… »

Un coup de cœur du Carnet

Léonie BISCHOFF, Anaïs Nin sur la mer des mensonges, Casterman, 2020, 192 p., 23.50 €, ISBN : 978-2203161917

léonie bishoff anais ninIl lui aura fallu huit ans pour transposer en images des passages du récit qu’Anaïs Nin fit de sa propre vie dans les différentes versions parfois contradictoires du Journal. Dans un roman graphique de 190 pages paru en août 2020 chez Casterman, Léonie Bischoff a choisi de raconter son Anaïs, celle qui l’inspira durablement lorsque étudiante, elle découvrit son œuvre.


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Premières pages d’Anaïs Nin sur la mer des mensonges… Un navire soulevé par la force d’une vague redoutable est cloué aux nuages d’un ciel menaçant. Le bateau se fracasse contre les rochers et projette Anaïs dans sa chambre au milieu d’écrits avec lesquels elle se débat. Centré sur les années 1928 à 1934 du Journal (expurgé ou non), le récit prend pour point de départ la vie bourgeoise d’Anaïs Nin à Louveciennes avec son mari, le banquier Hugo Guiler, et son désir de rédiger un roman. Dans cet univers confortable, Anaïs évolue journal intime à la main, journal qui prendra plus tard dans la narration la forme de son double aux cheveux déliés. Le lecteur est alors au plus près du ressenti du personnage : d’abord menacée par les aspirations envahissantes de ce double, Anaïs accepte progressivement d’explorer ses différents visages : « Mrs. Hugo Guiler est une épouse attentive, a une bonne et signe des chèques pour payer des factures. Mrs Henry Miller épluche les pommes de terre (payées par M. Guiler), boit du mauvais vin et danse au son de la radio. Miss Nin court à travers Paris retrouver l’un (ou l’autre) de ses amants. Et Anaïs écrit, écrit, écrit… ». Surprenante, l’utilisation du crayon à mine multicolore mime remarquablement bien la dimension subjective du récit dans lequel l’autrice redonne vie à une Anaïs insaisissable. Les couleurs utilisées – comme le découpage réalisé et les gestes esquissés par les personnages – contribuent à transmettre les émotions au-delà des mots.

Dans Anaïs Nin sur la mer des mensonges, Léonie Bischoff évoque sans jugement l’une des personnalités littéraires les plus sulfureuses de l’histoire du 20e siècle. Elle relate la rencontre d’Henry Miller comme alter ego littéraire et amant ainsi que l’attirance d’Anaïs Nin pour la femme de Miller, June. Elle raconte la découverte de la psychanalyse et les aventures de Nin avec ses thérapeutes. Elle n’élude pas les passages plus difficiles à aborder sans doute, comme l’inceste que lui a fait subir son père lorsqu’Anaïs était enfant et qu’elle consent à revivre adulte, ou encore son avortement tardif. Elle traite de tous ces sujets de façon explicite mais délicate avec pour angles d’attaque l’affirmation du style d’écriture singulier de Nin et sa puissance en tant qu’artiste et femme à la sa sensualité créatrice. La nécessité de mentir aussi:  

Je me révolte un peu lorsqu’on me reproche mes mensonges. Ce sont des mensonges qui protègent et qui donnent la vie. Henry ne comprend pas parce qu’il n’a jamais cherché à protéger quiconque.

Bischoff alterne entre un système de cases classiques et de très belles pleines pages. L’album est rempli de motifs végétaux et de longues chevelures qui rappellent l’Art Nouveau. Une page proche des compositions de  Mucha représente une June Miller inquiétante.

Dessins au trait, aquarelles, croquis, il y a une variété graphique au sein de cet album qui est, décidément, une grande réussite tant au niveau narratif que visuel, et qui permet à l’autrice de continuer à dérouler le fil rouge déjà dévoilé avec Princesse Suplex : celui de mettre en scène des femmes capables de repousser les limites de leur horizon.

Violaine Gréant

Les extraits de l’album sont proposés par les éditions Casterman

Le titre de cette recension est extrait d’Être une femme d’Anaïs Nin