Anne ROTHSCHILD, Au pays des osmanthus, Frontispice de Sylvie Wuarin, Taillis Pré, coll. « Essais et témoignages », 2020, 96 p., 14 €, ISBN : 978-2-87450-171-5
Le nouveau livre d’Anne Rothschild relève d’un genre que, en notre époque de mondialisme instantané, on pouvait croire un peu oublié : le récit de voyage. Il relate le périple effectué dans le sud de la Chine en septembre 2018 par l’écrivaine-artiste et une amie, sans doute Sylvie Wuarin dont un beau dessin fait seuil au volume. On devine d’emblée le risque d’un tel projet, accru par l’ignorance de la langue locale et le recours à une interprète : « acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus » (R. Barthes, L’empire des signes). A. Rothschild y échappe-t-elle ? Un premier niveau du texte, le journal d’une touriste européenne, est nourri d’anecdotes, d’observations, d’échanges aimables mais sommaires avec les autochtones. Partout l’eau est présente : pluie, rivières, nuages, lacs, à quoi se conjuguent étroitement le monde végétal – rizières, bambous, lotus – et l’insistant motif de l’horizon montagneux. Un modèle familier assure la cohérence des notations : celui du « paysage », de la « vue » pittoresque. Proche de l’imagerie chinoise traditionnelle, le réseau des notations visuelles présente en effet un aspect quasi « pictorialiste », comme le genre photographique bien connu : « je marche dans des estampes / où passe parfois la figure d’un mandarin. » S’y entremêlent des touches olfactives et gustatives plus sensuelles : le parfum entêtant de l’osmanthus, celui du camphrier, les victuailles odorantes et colorées sur les étals des marchés, et surtout les repas aux subtiles combinaisons sucré-salé, aigre-doux, chaud-froid…
De page en page, on louvoie constamment entre pays réel et pays rêvé : « qui sont les habitants ? », « si c’était cela la Chine… », « l’âme de la Chine… ». Désir de mettre à jour une essence secrète, une sinité dégagée de tous ses poncifs exotiques, une spiritualité hélas battue en brèche par le pragmatisme ambiant. Désir d’accéder au sens des innombrables signes comme rétractés dans leur silence énigmatique, tels ce rouge qui est traditionnellement la couleur du bonheur, ou encore cette « pierre de rêve » réputée favoriser la méditation du lettré. Cependant, l’autrice n’occulte pas la réalité économique et politique de la Chine contemporaine, « la laideur des villes nouvelles », les contrôles policiers incessants, l’internet verrouillé, la propagande du régime, le souvenir des Gardes rouges ou de la Place Tien-an-men. La tendance à idéaliser le pays et sa culture est contrebalancée par la prise en compte de son histoire récente, rendant le tableau plus complexe, plus contradictoire. S’y ajoute une autre recherche : celle d’une progression personnelle d’ordre artistique et philosophique. L’écrivaine exécute des croquis sur le motif, déchiffre d’un trait de pinceau le chaos des nuages, découvre à son tour les « figures cachées » dans telle falaise, telle colline, s’émerveille devant le travail du calligraphe : « se pourrait-il que la réponse à la quête de mon voyage repose dans le geste de peindre comme dans le tressage des mots ? » « À la pointe du pinceau / J’épouse le vide de l’être. » Ainsi, particulièrement dans les passages en italiques, toute une réflexion s’ébauche sur le sens profond de l’existence : « toucher la face de l’invisible », « aller pour se défaire de tout ce qui encombre », « aller pour trouver la plénitude du vide ».
1950. Rothschild, à l’évidence, ne cherche pas à casser les codes du genre ni à réinventer sa métaphorique. Il est vrai que, au-delà du tourisme intelligent et sensible, une motivation mémorielle plus intime soutient ce voyage. Elle a un an quand son père diplomate, fin 1944, est envoyé en Chine dont il ne reviendra qu’en 1950. Sporadiquement, la fillette reçoit l’un ou l’autre colis : pyjama de soie, pantoufles brodées, jonque miniature, seuls liens concrets avec ce papa si lointain. Ainsi cette période pour elle psychologiquement cruciale est-elle marquée par un sentiment de privation : « le chagrin sommeille dans les livres de l’enfance». Évoquant une statue de la déesse Guanyin « aux pieds de laquelle elle déposait ses chagrins », l’autrice ajoute : « sans doute venait-elle combler l’absence d’une mère toujours en fuite. La menace d’un père trop exigeant ». Ainsi le périple au pays des osmanthus ressemble-t-il à un pèlerinage nostalgique, quête d’une Chine dont l’écrivaine était à la fois fascinée et confusément jalouse, puisque son père, disait-il, y avait passé les années « les plus belles et les plus passionnantes de sa vie ». « Tout voyage est un retour vers l’essentiel », tel est le proverbe tibétain placé en exergue du livre, à quoi répond une question p. 20 : « est-ce un retour vers l’impossible ? »
Daniel Laroche