Un coup de cœur du Carnet
Jacqueline HARPMAN, La dormition des amants, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 280 p., 9.50 €, ISBN : 978-2-87568-483-7
Se replonger dans l’œuvre d’une autrice aimée, mais dont on a fait la connaissance il y a de nombreuses années, c’est toujours prendre un gros risque. Il se pourrait que l’écrivain adulé déçoive, que ses ficelles paraissent grossières, que ses descriptions agacent et que ses audaces semblent à présent bien banales. Il n’en a rien été. La première chose qui frappe à la lecture de La dormition des amants, c’est à quel point le classicisme élégant de l’écriture de Jacqueline Harpman est efficace, et continue à charmer.
Ensuite, bien évidemment, on retrouve avec plaisir ce trait harpmanien, si séduisant et jouissif : la mise en scène d’une héroïne émancipée qui, au fil du récit, se hisse peu à peu vers son objectif par la force de son caractère, non sans user au passage de quelques manipulations. Sans y réfléchir beaucoup, j’aurais dit d’Harpman qu’elle est une autrice féministe, mais comme l’explicite Alice Richir dans la très intéressante postface de cette nouvelle édition, les choses sont un peu plus complexes.
La puissance qui se dégage de ces héroïnes harpmaniennes capables de transgresser les normes sociales pour déterminer leur propre destin a parfois incité la critique à entrevoir des synergies entre les romans de Harpman et les thèses féministes(…). Or, si les personnages féminins de Harpman interrogent bien la manière pour un individu de se construire (…) en dépit des contraintes sociales (…), jamais ils ne s’approprient le vocabulaire subversif développé par les sociologues et les théoriciens féministes de l’époque.
Il est cependant certain que ce faux roman historique (l’action se situe en Europe, au 17e siècle) est traversé par de nombreuses questions liées à la condition des femmes. La dormition des amants raconte la conquête du pouvoir par une femme dans un monde d’hommes. À quinze ans, Maria Conception, infante d’Espagne, devient reine en épousant le roi de France Edouard. Maria Conception arrive à la Cour bien décidée à s’affirmer et à jouer un rôle de premier plan. À force d’audace, d’intelligence mais aussi de manœuvres habiles, la reine parvient au niveau du pouvoir le plus absolu, ce pouvoir qui était pourtant destiné à lui rester, en tant que femme, inaccessible.
Outre la question de l’accès des femmes au pouvoir politique, la maternité et le caractère douloureux, voire dangereux de la condition féminine sont traités à plusieurs reprises dans ce roman. Il y a notamment cette scène incroyable où Maria Conception et son serviteur Girolamo, tout instruits qu’ils sont de l’anatomie humaine, font front devant des médecins persuadés des vertus de la saignée. Ils sauvent ainsi d’une mort certaine une dame d’honneur de la suite royale, qui vient de donner naissance à une petite fille et risquait fort, sans leur intervention, de mourir des suites d’une hémorragie. À divers moments du récit, le savoir et l’éducation sont les armes qui permettent à Maria Conception d’établir sa puissance face à ses détracteurs et à ses ennemis.
Au fil du récit, le personnage de Maria Conception brille par sa force mais aussi par son ambivalence. Elle est une reine libre et c’est un personnage hors du commun pour son époque, certes, mais cependant elle ne rompt jamais totalement avec les conventions. Ainsi, elle monte à cheval et se vêt comme un homme car cela permet de voyager plus vite, mais à l’approche de la ville, remonte dans son carrosse et réajuste son apparence selon ce qui est attendu d’une reine. Elle se marie, porte de l’estime (et non de l’amour, semble-t-il) à son mari le roi de France et cependant ne cèdera jamais à l’adultère, malgré l’amour qui la consume pour un autre.
Car comme nous l’indique le titre, plus que le pouvoir, le sujet du roman est bien l’amour entre Maria Conception et Girolamo, son serviteur, qui selon les dernières volontés de la reine, prend la plume pour raconter leur histoire. Outre l’ascension du personnage principal, c’est bien cet amour qui constitue le fil rouge du récit. Un amour particulier, de par le statut d’eunuque de Girolamo. Si celui-ci a pu rester si proche de la reine, grandir à ses côtés comme un frère, puis devenir son serviteur, son secrétaire, son proche confident, c’est parce qu’il est eunuque. Cependant, c’est aussi à cause de ce statut que la reine considère Girolamo comme incapable de la satisfaire sexuellement. Mais, nous dit Harpman par la bouche de Girolamo, le désir physique est un obstacle à l’amour. Par conséquent, c’est grâce à l’affreuse mutilation dont Girolamo fut victime qu’il a pu connaitre un tel amour et un tel bonheur.
Volé, vendu, châtré, c’est à mon malheur que je dois mon bonheur. Sans quoi… (…) Je l’aurais fait gémir sous les caresses tout comme un autre, mais elle renvoyait ses amants à l’aube et je serais parti, blessé pour toujours, destiné à n’oublier jamais le moment de gloire passé à ses côtés.(…) Je dois à mon incapacité l’unique amour, nous n’aurions partagé que quelques heures, elle n’eût pas su que j’étais le frère de son âme, le seul qu’elle pouvait aimer(…). Je dois au crime dont je fus la victime d’avoir été le plus heureux des hommes parce qu’il me permit de vivre le seul amour qui reste toujours intact, celui que rien n’altère, l’amour impossible qu’aucun exaucement n’affadit.
Sur cet amour pèse un double interdit : d’abord l’impossibilité, dont il est question à de nombreuses reprises de le consommer « pleinement », ensuite l’interdiction de l’afficher en public : les amants ne peuvent dormir ensemble sans se cacher, et faire fi des conventions sociales, que les deux personnages ont par ailleurs totalement intégrées. La mort de Maria Conception ouvre donc la voie à une possible résolution. La mort représente la possibilité d’être pleinement ensemble, par-delà le désir physique. Elle scelle l’alliance des amants, qui ne pourront plus jamais être séparés – Girolamo se réjouit d’ailleurs d’être enterré avec sa maitresse. S’abandonner sans conscience, voilà l’aboutissement, voilà l’heureuse dormition dont laquelle les amants torturés par l’impossible assouvissement du désir physique souhaitent être plongés.
Ce roman, qui a reçu le prix triennal du roman de la Communauté française en 2003, est définitivement un joyau hors du commun, à redécouvrir de toute urgence.
Marie Baurins