Du bonheur si proche de la misère envahissante…

Francis DANNEMARK, La misère se porte bien, Photographies Michel Castermans, Kyrielle, 2020, 328 p., 15 €, ISBN :  9782960265903

dannemark la misere se porte bienDès le titre,  le dernier roman en date de Francis Dannemark joue de la polysémie : « misère » s’inscrit dans le domaine de la botanique et non de l’état de pauvreté. Nom familier du Tradescantia zebrina, cette plante vivace, si elle n’est pas contenue, (…) peut devenir envahissante.

Dannemark est poète avant tout. Dès les premières lignes de La misère se porte bien, l’évocation d’un ciel d’avril qui « hésitait », nous immerge dans celui-ci, nous en enveloppe, nous hypnotise de ces « diverses combinaisons de bleu lumineux, d’ardoise, de blanc mousseux, de gris profond (…) jusqu’à ce qu’en quelques secondes, le ciel ne fut plus qu’une immense masse nuageuse attirée vers la terre pour y poser son ventre lourd ».

Le poète écrit un roman, certes, mais en s’abandonnant volontiers, pour notre plus grand bonheur, à la rêverie des lumières et des couleurs, comme s’il écrivait avec, en guise de clavier, une palette d’aquarelle. Par strates successives l’auteur dévoile les différentes phases de son histoire, comme il le ferait du carton à musique d’un orgue de barbarie. Il y a virtuellement un « Il était une fois… » Le point de départ ?  L’héritage par Gaby d’une maison, « une bâtisse massive en briques d’un rouge passé que recouvrait presque entièrement une abondante vigne vierge ». Lorsqu’elle prend possession de la maison, elle y découvre, attablé dans la cuisine qui est aussi une serre, Simon. Celui-ci lui apprend qu’elle ne dispose que de la nue-propriété de la maison dont l’usufruit lui a été légué à lui, Simon, « ravi de rencontrer enfin la petite Gaby ».

À partir de là, de ce lieu, de cette rencontre, de ces deux êtres, Dannemark va nous raconter l’apprivoisement progressif, par l’évocation de ces incidents de la vie qui nous découragent parfois de la perspective d’un possible bonheur. Les personnages qui ont escorté l’existence de Gaby et Simon surgissent ainsi du passé : parents défunts, amis perdus, enfants éloignés, frères et sœurs, mais aussi, d’écho en écho, les anciens propriétaires de la maison, Kathryn et Guillaume (et les liens qu’ils eurent avec Gaby qui hérita de leur maison) et Simon (que Kathryn recueillit dans cette même maison et dont on saura davantage au terme du récit, comme il se doit…). Le décor, digne d’un film d’animation, foisonne de plantes exubérantes, est encombré d’aquariums où des poissons (dont les descriptions sont des régals d’écriture) vivent dans un bonheur silencieux et fluide. L’occasion pour le romancier, par le biais de Simon, de nous charmer des noms scientifiques de ces Synodontis  et autres Erpetoichthys calabaricus dont on devine qu’il a une gourmandise lexicologique infatigable. De page en page, les histoires du passé rejoignent Simon et Gaby ; le lecteur identifie l’origine des photographies qui ornent le volume (elles sont signées Michel Castermans).

Et puis il y a les personnages qui habitent le présent, le quotidien, comme l’épicier Redouane, sa femme Gigi ou encore Jonas « qui avait été sauvé par des poissons… ». Marchand de poissons exotiques, d’accessoires et de nourriture à leur intention, il a découvert sa vocation lorsque enfant il avait été autorisé à détenir deux poissons rouges dans l’orphelinat où il avait été placé. Et puis, il y a les personnages dont on trouve la trace dans un journal intime abandonné dans une malle au grenier de la maison, ainsi cet écrivain norvégien dont Simon traduit l’œuvre…

Simon, traducteur littéraire occasionnel, explore le « bonheur des langues ».

Dannemark, romancier, s’adonne au déchiffrement des êtres et des lieux, des âmes et des existences. Il les aborde comme Simon aborde une langue étrangère : « ce qu’il y a de merveilleux c’est de comprendre suffisamment, mais pas tout, c’est qu’il demeure une petite part d’ombre ». C’est peut-être là que réside la faculté d’enchantement de l’écriture de Francis Dannemark, ou alors, plus simplement, ce don singulier de ré-inventer la petite musique des lieux et des êtres, comme un peintre impressionniste ajoutant par touches successives ces taches de lumière et de couleur qui, au moment de refermer le livre, nous laissent la sensation inouïe d’un bonheur revenu.

Gageons que ce livre trouvera son public qu’il charmera par cette grâce poétique dont il maîtrise si bien les effets et les bienfaits.

Jean Jauniaux