Des mots aux actes, une révolution rouge qui en appelle à Rimbaud

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Ulrike Meinhof. Histoire, tabou et révolution, Samsa, 2020, 340 p., 24 €, ISBN : 9782875932723

Tandis qu’on y adhère tout de suite il est difficile de qualifier dans sa totalité le remarquable dernier livre paru de Véronique Bergen. Elle l’appelle « récit » : Ulrike Meinhof. Histoire, tabou et révolution. Ce texte multiple est foisonnant. Riche, documenté puisqu’il est historique dans son principe. Suprêmement intéressant, il est aussi poétique, même dans ses moments interpellants, voire tragiques. Toujours l’action est présente, violente parfois, mais elle ne cesse pas de bouleverser.

Le sous-titre est programmatique. D’abord l’histoire factuelle d’Ulrike Meinhof : sa naissance, son existence. Elle devient révolutionnaire et meurt en prison, après torture, officiellement suicidée. L’histoire de l’Allemagne spécialement de la RFA est le contexte abondant, défini ici comme une continuité du 3ème Reich, soit fasciste et annexé aux U. S. A., ce qui justifie pour Ulrike et d’autres comme Andreas Baader, le choix de l’action révolutionnaire à partir de 1968 et 70. Traiter du tabou consiste à analyser la révolution armée dans le détail et la contre-révolution de l’État  qui réagit violemment ou en assassine les membres. Au premier rang sont présentés, outre Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carle Raspe et essentiellement Ulrike Meinhof. C’est à celle-ci que Véronique Bergen confie la maîtrise du récit et la parole, à la première personne et au présent : un discours qui imprègne profondément la lecture.

Le troisième volet annoncé est « révolution ». C’est la fraction armée rouge ou RAF, Rote Armee Fraktion. Née en mai 1970, lors de la « libération », soit avec Meinhof l’évasion de Baader emprisonné une première fois. La parole plurielle d’Ulrike attribuée par Bergen se partage entre textes originaux de l’auteure, articles authentiques de la personne et références nombreuses à des révolutionnaires réels et mythiques.

En répression aux bombardements meurtriers des U. S. A. sur le Vietnam du nord, la RAF multiplie des attentats durant deux ans décisifs. Les explosions violentes ciblent, surtout en Allemagne fédérale, des sièges américains ou associés. Ulrike cite le détail de la préparation, de la pratique et des résultats. Les dommages au moins, les victimes parfois. Elle passe en revue les responsables, leur rôle et le sien dont la position peut être différente dans la méthode. Selon elle, l’insurrection doit chercher sa voix poétique, c’est pourquoi dans son récit elle choisit Rimbaud comme guide, l’invoque et le cite souvent.

Parmi les révolutionnaires auxquels elle donne la parole, Netchaiev, révolutionnaire russe du 19e siècle. Poursuivi, il s’exile et voyage en Europe. Arrêté à Zurich, il est livré à Moscou où il mourra après une détention cruelle.

Autre discours, très important, celui de Rosa Luxemburg. Nous en lisons la substance de la vie, les actions, les écrits… Ses emprisonnements sévères et son assassinat. Retenir le choix du titre du chapitre : « J’étais, je suis, je serai ».

D’autres personnages réels sont appelés. Thomas Münzer, l’ancien, Blanqui, Gramsci, Trotsky, Ingeborg Bachmann, Pasolini, Che Guevara, et en nombre … S’inspirant ensuite de la chanson des Nibelungen et du Ring, Meinhof évoque la trame et suit le trio Siegfried-Brünnhilde-Gutrun campés par Wagner où elle reconnaît une filiation retrouvée dans la RAF, Andreas, Ulrike et Gudrun.

Du mythe l’auteure rejoint l’histoire dont elle s’empare intimement quand elle s’adresse ainsi à « Antigone, ma sœur ». Avec cette fille de Jocaste et d’Œdipe, à la fois père et frère dont elle deviendra le guide quand il aura les yeux crevés, Ulrike parcourt la généalogie des Labdacides, famille friande de rendez-vous avec ce qui dépasse l’humain, famille maudite. Voici maintenant le plus haï d’Antigone, Créon son oncle, deux fois assassin. Il est un despote vulgaire et cruel, qui interdit toute sépulture à son neveu Polynice et  violente sa nièce avant de la tuer. De manière transparente il est, pour la narratrice, l’équivalent du fascisme qu’elle connaît, de sorte que cette section du récit en devient un double pour elle.

Toutes ces évocations différentes et leurs personnages ne peuvent distraire le lecteur de la figure essentielle, Ulrike Meinhof, qu’on peut justement appeler l’héroïne. Après les faits de son existence qu’elle date et relate exactement, elle en arrive à sa deuxième naissance, soit son entrée dans l’action révolutionnaire où elle s’engage totalement. Jusqu’à son arrestation dans sa dernière cache par les forces de l’État. S’ensuit la liste des lieux de détention dont le principal se situe à Stuttgart-Sammenheim où le 7ème étage est dévolu aux membres de la RAF arrêtés. Ils sont tous soumis à la torture, soit à la privation sensorielle, de stimuli qui permettraient encore la vie. La lumière totale et continue entre autres les réduit à l’horreur : « La nuit ne tombe plus sur Sammenheim ». Pour Ulrike et les autres les sévices dureront jusqu’à la fin, soit la mort. Ils subissent un procès où ils attaquent inutilement et ils ont recours à la grève de la faim, par trois fois, jusqu’au coma pour Baader. Ulrike en fait part dans différents messages :

Lorsque j’écris à mes filles, je grignote mes mots, me gave de points d’exclamation ou de suspension. Comme la faim est une force centrifuge, il faut la contrecarrer par une force inverse, celle du langage ou des images. Ma voix se couvre d’yeux qui courent vers l’océan.
[…]
Le sable que la faim dépose sur mes dents, sur mes lèvres rend mes mots à leur foyer brûlant, leur corps à corps avec le réel. Nous serons toujours plus que la faim qui nous habite, c’est pourquoi nous gagnerons. 

La mort en cellule d’Ulrike Meinhof aura lieu le 9 mai 1976.

C’est la version officielle de l’État : elle s’est suicidée par pendaison.

Après, selon la Commission internationale d’enquête sur la mort d’Ulrike Meinhof qui mentionne des contradictions dans les rapports d’autopsie, le suicide est exclu comme cause, elle aurait été pendue déjà morte, suite à l’intervention d’un tiers. En conclusion, la Commission avance l’accusation de meurtre. C’est le « post-scriptum » qui clôt le récit.

Meinhof a témoigné à son tour. Elle a pris la parole alors que Bergen tient la plume. Deux chapitres, « Besucher (I) et (II) », déploient la préface de la mise à mort. Les visiteurs sont deux qui font irruption, dans le noir, cette fois. Ils soumettent Ulrike aux pires brutalités. Des coups violents, des blessures mortelles, un massacre. Cette relation détaille l’horreur d’une manière terrible, quasi insoutenable à la lecture.

Mais le texte sera double car l’accusatrice se transfère ensuite dans un autre registre, frappe avec une clarté plus obsédante. Elle choisit alors la voix poétique, délirante, emportée, pour condamner avec force la tragédie de la nuit du 8 mai. Celle qui implique la mort provoquée par « électrolyse » – le mot du massacre –, en fait préalable à la version déclarée en date du 9 mai.

La saison fasciste bat la mesure des semailles, la mort cartonne en RFA. Centimètre par centimètre, il me faut récupérer mes mailles qui filent au vent. La lumière javellise leurs visages qui s’égouttent, triolets de sueur pour me composer un suaire acide.
[…]
Hiroshima en plein bas-ventre et pas de D.D.T. spermicide.
C’est empalée, empaillée, bourrée de fourrage en gelée qu’ils me veulent, confiture-cactus sur une des tartines de la RAF.
Ma tête heurte le sol, ma tête rêve d’infini, comprimé sous leur borax, mon thorax pleure, minuit aux alentours et midi en moi. 

Outre l’horreur, cette fin tragique implique aussi, toutes licences permises, le retour à Rimbaud et à la source du texte.

Elle était, Ulrike, elle est, elle sera.

Jeannine Paque

 

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