Emmuré. Vivant ?

Jean-Philippe TOUSSAINT, La disparition du paysage, Minuit, 2021, 48 p., 6,80 € / ePub : 4.99 €, ISBN : 978-2-7073-4658-2

toussaint la disparition du paysageLes choses tiennent en peu de mots, et sont assez simples. Jean-Philippe Toussaint, dans ce court texte qu’est La disparition du paysage, les révèle d’emblée. Le châssis d’une fenêtre, donnant sur le casino d’Ostende et ses abords, forme comme le cadre d’un tableau. Dans un fauteuil roulant, dont on n’est pas vraiment certain qu’il puisse le faire bouger, un homme passe ses journées à regarder au dehors, depuis son appartement. Ce dehors qu’il a souvent arpenté autrefois, marchant sur la digue ou la plage, respirant les odeurs de la mer, remettant ses idées en place au fur et à mesure de l’avancée de ses propres pas. Condamné à l’immobilité depuis des mois, il laisse aujourd’hui son regard passer de la mer au ciel, sans aspérités auxquelles s’accrocher.

Il ne sait plus trop bien ce qu’il s’est passé. Pourquoi il est là. S’il est réellement en convalescence, s’il va pouvoir se souvenir des évènements, s’il peut se fier à ce qui lui reste de sensations, s’il est en train de passer sur une autre rive. En attendant, confiné entre quatre murs, il observe, scrute les alentours, tente de deviner pourquoi des gens s’agitent sur le toit du casino d’en face. Peu à peu, la lumière semble s’estomper, et ce ne sont pas les brumes de la mer du Nord qui, cette fois, en sont la cause. Un mur. Un très haut mur. Voilà. Ces gens qui s’agitent sont en train d’élever une muraille devant son maigre univers. Si sa vue se brouille, si la clarté commence à faire défaut, ce n’est pas tant à cause de ses défaillances physiques qu’en raison de ce mur, de cette construction qui peu à peu va surélever d’un étage le casino. Le paysage, qui lui était si familier jusqu’ici, disparaît.

Le récit de Toussaint se lit d’une traite. Peu de pages, un enchaînement de phrases, douces ou débordées, et de situations qui ne laissent place qu’au ressassement intérieur du narrateur. Au fur et à mesure que l’obscurité du dehors l’envahit, des bribes de souvenirs commencent à réapparaître, s’effacent, reviennent. Rien de très clair, mais le souffle d’un grand choc, le son assourdissant d’une violence brutale. Hallucination, réminiscence, fiction ? Ce jour-là, quittant tôt matin l’appartement bruxellois où Madeleine dormait encore, il avait deux choses à faire : se rendre au consulat de Chine, pour une demande de visa, et filer ensuite au Café Métropole, pour un rendez-vous. Il a pris un tram, puis le métro. Et puis quoi ?

On n’en dira pas davantage, pour ne pas brusquer, sur un sujet qui révèle ensuite une tragédie, la fluidité envoûtante et néanmoins mortifère du texte. Toussaint fait errer son narrateur immobile entre la vie et la mort, entre un passé qui recelait toutes les surprises parfois banales d’une existence, et un présent où tout semble s’effriter, où l’inquiétude sourd des murs, littéralement, et où se perd surtout la conscience d’être au monde. Les temps incertains que nous connaissons depuis des mois autorisent également une autre lecture que celle initialement voulue par Toussaint, et cette collision de sens renforce encore l’inquiétante étrangeté du projet. Les familiers de l’écrivain y trouveront quelques allusions à sa vie personnelle, à ses aller-retour entre l’Occident et l’Asie, et bien sûr à cet appartement d’Ostende où depuis des années il a écrit et corrigé certains de ses romans.

Ce monologue, qui devait être présenté au théâtre des Bouffes du Nord en janvier de cette année, a été écrit – bien avant la pandémie – pour le comédien Denis Podalydès, qui interprète le narrateur, dans une mise en scène d’Aurélien Bory. La sortie à la scène est prête, mais a dû être reportée à l’automne. Le livre est là, et s’incarne dans sa vie propre.

Alain Delaunois