Jeux du présent et de l’absence

Francesco PITTAU, Épissures, Arbre à paroles, 2020, 258 p., 17 €, ISBN : 978-2-87406-692-4

pittau epissuresFrancesco Pittau ne va pas chercher ses matériaux poétiques dans des sphères éthérées. Lui suffisent la simple maison, le jardin et la cuisine, une voiture conduite sur la route, quelques recoins du paysage urbain, les courses au magasin. Lui suffisent tout autant : telle piécette au fond d’une poche, la chaleur estivale, une vieille lettre bonne à jeter, des souvenirs anecdotiques, toutes choses proches de l’insignifiant ou du dérisoire. Ce qui accroche l’attention, c’est la manière dont, chaque fois, le poème parvient à leur donner sinon un sens explicite, du moins un relief ou un intérêt – dont la raison exacte reste certes discrète, mais qui s’impose néanmoins avec un effet d’évidence. Multiples, on l’a entrevu, sont les notations relatives à l’espace privé ou public, son occupation étant parfois statique, mais plus souvent faite d’allées et venues. Cette spatialité est tout entière structurée par la dualité dehors-dedans, deux registres qui entretiennent une relation non d’étanchéité, mais d’alternance et de complémentarité. Ainsi peut-on rouler en voiture fenêtres ouvertes, s’émerveiller de la lumière tombée d’une verrière, suivre le spectacle de la rue depuis le bar, remarquer un trou dans le toit. Fréquemment, le soleil vient jouer dans tous ces lieux, attirant le chat sur le carrelage, descendant furtif par la fenêtre, jouant à cache-cache dans l’autobus, tombant à poings serrés. Tout aussi récurrentes, d’autres notations sont moins ragoutantes, qui disent les mauvaises odeurs, la saleté, les « chicots », les cicatrices, tout le côté ingrat de l’existence et de l’apparence.

Dans cet univers contrasté, certains évènements sont privilégiés : le départ, le fait de quitter, soit sous l’espèce douce du déplacement banal ou du voyage, soit sous l’espèce fatale et irréversible de la mort. Train du matin, accostage du ferry, attente à l’aéroport relèvent de la première, tandis que la seconde multiplie ses variantes : partir « là-bas », « il faudra bien y passer », « ça déboise ferme »… Le monde, dirait-on, n’est habitable que provisoirement. Quant à la vie, elle n’est pas ce qui précède ou contredit la mort : elle la côtoie sans cesse, telle cette ombre familière sur le sol sans laquelle notre être serait incomplet. Ni sereine, ni angoissée, cette conscience est au cœur du recueil, comme en témoignent les nombreuses images de ce qui disparait, et plus encore de ce qui a disparu. Il peut s’agir de choses apparemment banales : le jour qui fait place à la nuit, la chaleur de l’été fini, les jouets laissés sous la neige, le chat parti. Plus irrattrapables sont la maison vendue, cette autre « ravagée » et démolie, l’hôpital en ruine. Surtout, il y a le foisonnement des souvenirs, de tout ce qui est à jamais enfui : rêves enfantins du héros, ses condisciples de jadis, trajets en bus, photos de défunts accrochées au mur. S’en détachent les évocations posthumes d’un ou plusieurs personnage(s), peut-être le père ou la mère du poète : « tu n’es plus là », « il n’a pas dû aimer mourir », « il disait », « reste-t-il encore quelque chose de toi ? ».

Ce qui domine dans le livre de F.  Pittau, c’est un accueil généralisé de la vie en tous ses détails et sous tous ses aspects, des plus prosaïques aux plus délicats, des plus tristes aux plus heureux, des plus ordinaires aux plus insolites, sans exclure un humour discret. Tout sentimentalisme est cependant écarté, au point de donner une impression paradoxale d’indifférence – laquelle évidemment n’est pas à prendre au pied de la lettre. On l’a vu, cette réceptivité généreuse ne forme nullement un flux lisse, indifférencié. Sous les contrastes parfois durs, sous l’infatigable diversité des notations agit en permanence une tension dialectique forte : celle qui se joue entre l’ici-maintenant d’une part, le non-présent d’autre part. D’un champ à l’autre s’exerce une interdépendance étroite mais sans nulle confusion : autant le moment présent ne peut prendre de l’intérêt que par son antécédent ou son excédent, autant le passé se réduirait au nostalgique s’il ne pouvait revenir.

Ainsi faut-il comprendre le mot Épissures qui donne son titre au recueil : il désigne l’assemblage de deux cordages non par un nœud disgracieux ou une attache métallique, mais par l’entrelaçage soigneux des torons de l’un et l’autre. De la même manière, la poésie de F.  Pittau tente de conjoindre en un tressage continu tout ce qui compose notre présent et tout ce qui est passé ou absent : fussent-ils à la limite de l’imperceptible, les êtres et les faits actuels se raccordent à leur autre, et cette liaison est ce qui leur donne sens et valeur.

Daniel Laroche