Foulek RINGELHEIM, Boule de Juif, Genèse, 2021, 134 p., 17,50 €, ISBN : 978-2-382010-01-3
Le narrateur a treize ans quand débute le récit, du côté de Liège, il en aura seize à la fin du livre. Et l’on subodore être face au premier tome d’une autobiographie. Mais Foulek Ringelheim (1938-2019) est mort avant la sortie de Boule de Juif, nous privant de leviers de compréhension. Vers la fin du volume, après des études primaires fort chaotiques, il souhaite devenir tourneur ajusteur quand un malentendu le propulse dans une section latine. Or il sera un jour avocat, magistrat, écrivain (des essais mais aussi deux romans fort remarqués, Le juge Goth et La seconde vie d’Abram Potz). Une lecture très attentive, toutefois, permet de discriminer une foule d’indices à travers les aventures tragiques et drolatiques du petit Foulek. Ce qui arrache le livre au premier degré (les souvenirs d’un enfant juif caché durant la guerre) pour le situer dans une interrogation sur l’identité, l’émancipation, la rédemption.
Un rebours narratif va déployer toute l’enfance du narrateur, depuis sa naissance, burlesque : il ne veut pas sortir du ventre maternel, comme s’il devinait dans quel marasme va basculer le monde. Mais le repère des treize ans n’est pas fortuit. La scène initiale est axiale. Foulek (qui ne se nommera jamais), « client assidu » de la bibliothèque publique, bute sur un livre qu’il appréhende antisémite, Boule de Juif, de Maupassant. La méprise évacuée, Boule-de-suif s’avère une leçon d’humanisme, où la morale traditionnelle est renversée en faveur d’une marginalité pavoisée. Foulek, marginalisé lui-même, répond au signe et endosse l’identité de « boule de Juif » :
Sans me vanter, j’étais alors un bon spécimen de petit Juif névrosé. Je subissais ma judéité comme on purge une peine arbitraire, infamante et irrévocable. J’en avais honte en public et je m’en faisais gloire en secret. J’essayais de compenser mon complexe d’infériorité par le sentiment de ma supériorité juive.
Première salve d’indices ! Le garçon subit les vicissitudes de la vie (la pauvreté, la discrimination, la disparition du père, une mère ultra-possessive et directive), mais il se rebelle. Pour le meilleur ou pour le pire. La bouffonnerie et la prédélinquance pour rogner la barrière d’altérité qui le sépare des enfants belges. Les livres comme anges-gardiens : initiateurs et formateurs, ils horizonneront sa vie.
Deuxième salve d’indices ! Le garçon croise des « tuteurs de résilience ». Une voisine aide la mère à rédiger ses lettres, une pharmacienne la soustrait aux Allemands, des fermiers et un orphelinat catholique dissimulent Foulek et son frère aîné, etc. Mais deux hommes, surtout, figurent la fonction paternelle : un résistant explique au garçon les difficultés et les mérites de son père ; un directeur de grand magasin, au lieu de le dénoncer pour un vol, lui offre l’amnistie contre un amendement.
La narration est aisée et plaisante, servie par une écriture simple, fluide, en adéquation avec la tranche de vie restituée. Elle est surtout transcendée par l’humour :
Je promis en yiddish de ne jamais oublier ce que je venais de promettre au curé d’oublier. J’appris ainsi que le mensonge était une vertu salutaire.
Ou par la découverte des mystères de la féminité. Qu’il s’agisse d’une institutrice le confinant sous son bureau, où elle croise et recroise les jambes, ou d’une partie à trois dans une toilette.
Quelques grands thèmes perforent la lecture, autour des rapports entretenus par le narrateur avec sa mère : la judéité, la religion, l’identité, la culpabilité.
La mère est ambivalente. Sublime, quand elle est prête à tout pour sauver ou pousser ses enfants vers le haut. Atroce, quand elle use du chantage affectif, d’une violence physique et verbale, pour contrôler ses fils, dérive vers un radicalisme étriqué.
La judéité parcourt le livre, des premières aux dernières lignes. Foulek rejette toute religion, mais il reste chevillé à l’âme juive véhiculée par sa mère. Ce qui nourrit d’intéressants débats avec lui-même.
Quant à la culpabilité, elle est omniprésente. Et l’auteur se décrit sans aménité. N’est-il pas deux fois renégat, reniant la croyance de ses parents mais aussi celle de ceux qui l’ont accueilli et sauvé ? N’est-il pas honteux devant l’accent de sa mère et son analphabétisme ? Comment a-t-il pu fuir ses bras pour ceux des fermiers d’accueil ou oublier son père et tout ce qui a précédé son aventure d’« enfant caché » ?
Boule de Juif n’aura pas de suite et nous échappera la suite des démêlés de Foulek Ringelheim avec sa mère, son identité, ses études et la féminité. Frustration !
Philippe Remy-Wilkin