Un coup de cœur du Carnet
Laurence BOUDART, Martine. Une aventurière du quotidien, Impressions nouvelles, coll. « La fabrique des héros », 2021, 12 € / ePub : 7.99 €, ISBN : 978-2-87449-858-9
Sacré défi que d’écrire à propos de Martine, cette « éternelle petite fille sage, âgée pour toujours d’une dizaine d’années », entrée dans l’imaginaire collectif dès 1954 au travers du dessin de Marcel Marlier et de l’auteur Gilbert Delahaye, tant elle évolue dans un monde sans aspérité aucune ni n’est dotée d’un quelconque (super-)pouvoir. Laurence Boudart relève ce défi avec brio, dans son essai Martine. Une aventurière du quotidien, publié dans la collection « La fabrique des héros » des Impressions nouvelles. Martine fréquente désormais les mythiques Batman, Barbarella, Sherlock Holmes ou Jack Sparrow.
Puisque « contrairement aux apparences, il n’existe pas une Martine mais des Martine tant le personnage a évolué au fil de ses cinquante-six ans d’existence fictionnelle», Laurence Boudart se départit d’une analyse exclusivement centrée sur le personnage, en observant les ressorts contextuels et stylistiques qui ont entériné le succès « aussi durable qu’international » de la sympathique petite fille des éditions Casterman. L’autrice enregistre notamment, de manière claire et efficace, les diverses phases qui ont rythmé la fabrication de cette petite star devenue iconique. Elle y insiste : « La construction de son personnage s’est déroulée en dehors du monde. Tout en suivant les modes vestimentaires ou les sujets sociaux du moment, Martine vit paradoxalement hors du temps. En cela, elle apparaît comme une icône durable, voire éternelle ».
Si « la jeune Martine porte en elle le paradoxe de l’époque qui l’a vue naître : une ère conservatrice encore pétrie de valeurs chrétiennes, antichambre des révolutions estudiantines et féministes à venir », l’évolution du « phénomène Martine » peut se scinder en trois périodes, rythmées également par des inflexions dans le dessin de Marlier et dans le texte de Delahaye. La première s’étend des années 1954 (dès l’album inaugural Martine à la ferme) aux années 70 où Martine, sans être véritablement la protagoniste principale, découvre le « quotidien familier de l’adulte ». La seconde phase s’amorce dès la fin des années 70 (Martine fête son anniversaire) où elle se saisit de ces épisodes du quotidien pour affirmer son indépendance et son assurance jusqu’à la troisième période, à partir de laquelle une plus grande part est laissée à l’imaginaire, dans une dimension plus « métatextuelle » (qui éclate dans le tome 50, Martine au pays des contes).
Si l’on a pu gloser sur la culotte blanche de la petite fille, sur la représentation de la féminité ou des tâches ménagères véhiculées par la collection Martine, Laurence Boudart, au travers d’une lecture précise et d’un sens de la nuance exemplaire, invite à mieux se pencher sur les dessins de Marlier et sur leur contextualisation. Ce faisant, l’autrice se ressaisit des véritables enjeux de la collection Martine en évacuant toute polémique stérile. Elle n’omet toutefois pas, sans aller jusqu’à l’autodafé ou à l’appel à la censure qui prévaut aujourd’hui, l’épisode terriblement fâcheux, aux relents colonialistes, de la poupée Cacao (rebaptisée Annie et transformée en petite fille par la suite).
Débrouillarde, indépendante, affable, « Martine est donc parvenue à s’imposer comme un personnage de fiction reconnaissable malgré l’absence d’un signe extérieur explicite. En cela, elle est l’héroïne par excellence car elle n’a pas besoin d’un adjuvant : elle est ». Martine jouit toujours d’une formidable notoriété, notamment au travers de parodies qui affolent les réseaux sociaux, qui l’élève au rang de mythe.
Laurence Boudart livre un bel essai ponctué de clins d’œil aux fans (toutes générations confondues) de Martine, un document précieux qui ravit également ceux qui aiment à s’aventurer dans les coulisses de l’édition, dans la fabrique des héros, fut-ce « une héroïne du réel le plus pacifique ».
Charline Lambert