Ceci n’est pas un employé

Un coup de cœur du Carnet

Jacques STERNBERG, L’employé, Postface de Jacques Carion, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 195 p., 8,5 €, ISBN : 978-2-87568-538-4

sternberg l employeAttention lecteur, attention lectrice, si vous découvrez Sternberg avec ce livre, vous allez vivre une expérience-limite. Laissez toute rationalité au placard et embarquez dans le non-sens à la belge de cet auteur hors normes. Publié en 1958 aux éditions de Minuit, le roman L’employé garde une sacrée modernité comme tout OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) !

Ajoutons à cette entrée en matière que Jacques Sternberg (1923-2006) est parvenu à écrire un roman quasiment sans aventure, car l’aventure qu’il nous propose, c’est celle du texte, du rapport qu’il entretient avec la mise en mots du réel. Il en explose les sens et saute par ce biais d’épisode inattendu en épisode rocambolesque. D’emblée, le roman s’ouvre sur un portrait de la famille du narrateur, une famille délirante de 400 enfants et autant de morts décimés par une… épidémie ! Impossible de vous présenter un résumé qui tienne de ce livre qui sort des chemins habituels. Le narrateur, entendez l’employé du titre, travaille notamment comme représentant de commerce qui vend du vent, emballeur dans un supermarché labyrinthique, espion à la solde d’un ambassadeur ennemi qui l’a engagé comme valet de chambre, conducteur d’une rame de métro, employé aux égouts, dans une morgue, dans une banque, puis au P.T.T., par ailleurs lauréat du « Prix Nobel du pliage de circulaires », avant d’être auréolé simultanément des prix Renaudot et Goncourt « sans jamais avoir rien écrit », etc. Cette succession d’emplois sous-payés correspond d’ailleurs aux débuts de Sternberg à Paris. Le bureau du narrateur est tantôt pris dans un incendie, tantôt dans un raz-de-marée, enfin dans une guerre mondiale. Quand il reçoit des promotions professionnelles, ses émoluments s’en trouvent diminués. Son univers domestique est soumis à pareils dérèglements : c’est ainsi que son appartement complètement chamboulé se transforme en un square où se retrouvent tous ses meubles.

Se multiplient de la sorte des situations qui pourraient être réelles mais qui perdent de leur sens dans le contexte où elles sont déplacées, à la suite de distorsions temporelles avec « courants d’heures », voyages spatiaux, détournements d’objets quotidiens de leur usage premier, perturbations des liens familiaux, métamorphoses multiples, etc. Le temps, les espaces, les volumes, les numérotations, les matières, l’envers et l’endroit, le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur, les causes et les conséquences sont des catégories qui échappent à toute logique. Exemple parmi de nombreux autres : « Demeuré seul, je décidai d’entrer à l’orphéonat. Je sonnai à la porte d’entrée. Dans le même instant, cet établissement se transforma en salle de bains. Le plafond était bas, plombé, menaçant. L’océan arrivait jusqu’au grand mur, des requins bondissaient hors de l’eau savonneuse et heurtaient parfois les cloisons. Le soir, on en retrouvait dans les gouttières où des clochards des toitures les dépeçaient » ; « … ce mois-là les mercredis avaient pris tant d’importance qu’on avait décidé de supprimer les jeudis au profit de vendredis qui comptaient double avec perte de vitesse des marlundis compressés » ; « Un an, ça passe vite, surtout un dimanche » ; « C’est alors que je connus Galène. Je l’avais rencontrée, pendant les vacances, alors que je séjournais sur la planète Tryge, à soixante-trois millions de kilomètres de la Galaxie des Grands Gouffres. Je la ramenai sur Terre, je l’épousai. Mais sur Terre, de jour en jour, elle se mit à rajeunir. Je la quittai à regret lorsqu’elle atteignit ses douze ans ». Nous pourrions poursuivre avec la cuisine construite près de l’équateur, le passage à niveau du corridor, le rasage avec brosse à dents, le train des morts qu’il prend tous les matins pour aller au travail, la femme qui arrose d’air son sixième enfant dans un pot de fleurs, l’herbe fraîchement repeinte du tapis, un abattoir d’enfants, un tube d’en-voulez-vous, une tranche de facile à couper, son père aîné et son père cadet, la disparition du chiffre 4 de la civilisation, le radiateur qui donne de la musique d’église et dont l’intensité mystique varie avec la chaleur du feu sacré, etc., etc. Difficile de dire si ces descriptions relèvent de rêves ou de cauchemars, de visions sous influences ou de jeux littéraires. Il s’agit d’« Un monde fou, fou, fou », comme le qualifie Jacques Carion dans une lumineuse postface où il propose une lecture comparative du roman de Jacques Sternberg avec La nuit remue, d’Henri Michaux.

Autre exemple de la folie langagière de Sternberg : une propension à mitrailler certains passages de néologismes ou d’associations lexicales inattendues, comme ici à propos d’une épidémie : « Survint alors la mousson typhoïde qui gâcha tout. La mousson entraîna en effet la grêle amorphe, qui se changea brusquement en secousse de silence ; un peu partout, ce silence donna des aragostres que l’on crut comestibles et qui se révélèrent plus anostrèses que toutes les bordalouses. Sans doute les choses se seraient-elles arrangées si, le lendemain, une terrible cybergeole… » et nous arrêtons ici le passage qui se poursuit sur la même lancée. Le plus étonnant, c’est que nous finissons par entrer dans le jeu de l’auteur, que nous intégrons cette mécanique sans queue ni tête du récit et que nous sommes emportés dans ce voyage en Absurdie, au point de considérer le monde autour de nous avec les yeux de Jacques Sternberg.

Ce qui pourrait passer pour un simple jeu dresse pourtant peu à peu un portrait psychologique du narrateur, complexe et subtil, mélange d’angoisses métaphysiques, d’obsessions morbides, de déceptions sentimentales (il multiplie les conquêtes : Tierce, Alcède, Myrne, Diurne, Colcide, Adragase, Démisure, Aliace, Fyctige, ou sa femme Mygale, pour n’en citer que quelques-unes !), de culpabilités diverses, de superstitions diverses, de routines et d’ennui, d’élucubrations pseudoscientifiques, d’interrogations existentielles, etc.  : « Une réflexion banale faite à un mur pouvait me causer les pires ennuis, comme si tout, autour de moi, n’avait été qu’un gigantesque miroir avide de saisir le reflet multiple de ma culpabilité » ; « Je portais la poisse à tous ceux que j’approchais, je livrais les catastrophes à domicile » ; « Qui suis-je donc ? Je consulte à tout hasard ma carte d’identité et je me reconnais. Ma photo me ressemble. Et cette carte indique que je suis employé sans signe particulier. Peu importe d’ailleurs. » Ce qui, au final, donne une vision du monde et de l’existence relativement pessimiste, désespérée, parfois cruelle, qui pourrait être résumée par ce qu’écrit l’auteur lui-même aux deux tiers du livre : « L’univers n’est plus qu’une infernale explosion d’événements sournois et de réactions d’une incompréhensible violence. Déjà, dans ce square, certaines répercussions se font sentir, invisibles souvent, pas moins nocives pour autant. Des gerbes d’incertaines incidences se jettent les unes dans les autres, au ralenti, emportées par la stupéfiante puissance de l’inexplicable catapulté par la foudre frigide de l’imprévu. »

L’employé a reçu en 1961 le Grand prix de l’Humour noir.

Michel Torrekens