Charly DELWART, Le Grand Lézard, Roman, Flammarion, 2021, 255 p., 19 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-08114-6940-2
Le narrateur de ce roman, Le Grand Lézard, le sixième de Charly Delwart, mène une double vie : la réelle, où plus rien ne fonctionne, la nocturne, la rêvée, où tout lui réussit même s’il se retrouve dans la peau d’un nain ! Introspections existentielles, psychologiques, voire psychanalytiques en vue, à gogo même, sur un ton décalé et fantaisiste.
D’emblée, Charly Delwart établit le diagnostic, titre du premier chapitre, de son narrateur. Adepte du jogging, il ressent une fatigue physique chronique, sans compter des crises de panique. Producteur de cinéma, il reçoit de mauvaises nouvelles de son distributeur, atteint d’alopécie, pour le film qu’il projette de sortir (tiré d’un roman dont le scénario est un clin d’œil à Chut !, un excellent roman de Charly Delwart sur le mutisme dont est atteinte une adolescente en pleine crise de la dette grecque). Père de deux enfants, Nils et Eve, il est interpellé par son fils qui l’interroge sur ses convictions. Dans son couple, il se sent pris par « un cercle d’inertie », par la routine conjugale et l’indifférence de sa femme Alice qui le trouve de plus en plus infernal. Et comme il approche des 40 ans, elle met son côté de plus en plus insupportable sur le compte de la crise de la quarantaine, ce qui a le don de l’énerver d’un cran supplémentaire.
Crise de la quarantaine qui explique le titre, quand sa femme lui dit : « Quand on est en crise, on est plus fragile, comme dans les périodes de mue, c’est normal. C’est la même chose pour les lézards, les crocodiles, les tortues, les homards. » L’arrivée d’un stagiaire de vingt-cinq ans, l’âge que lui-même avait à ses débuts, ne va rien arranger puisqu’il va pouvoir comparer l’enthousiasme du jeune homme à la routine dans laquelle, lui, s’est enfermé avec son lot de frustrations et de désillusions, au point qu’il se demande s’il n’aurait pas dû choisir d’autres voies professionnelles. « Repensant aux autres métiers que j’avais pu vouloir exercer, je me rendis compte qu’il fallait dresser des critères d’évaluation plus précis afin de savoir à quoi auraient ressemblé ces voies, si elles auraient mené à une plus grande satisfaction, creuser si j’avais manqué quelque chose. Car les possibilités de vie étaient des chemins parallèles qui n’avaient pas eu lieu sauf dans la tête, mais ils pouvaient y avoir laissé des impacts. »
Alors qu’il se débat au milieu de ses doutes et atermoiements, il est perturbé par plusieurs rêves successifs où il a soixante centimètres de moins que son mètre quatre-vingt-huit. Le plus étrange est qu’il y revit sa vie mais cette fois en y réussissant tout : expériences sexuelles nouvelles avec sa femme, performances au tennis, sollicitude de sa secrétaire Eleanor, audaces en négociateur professionnel, succès inattendu des films qu’il produit, en particulier celui sur la crise d’une adolescente en pleine crise grecque, etc. « Une sensation forte de félicité m’emplit, de puissance, aux commandes de moi-même, habitant pleinement mon corps – pas une montée d’endorphine mais un état continu. Un enthousiasme dans le sens étymologique du mot : mettre le dieu en soi, une énergie brute. »
Entre son réel routinier, son rêve récurrent et ses réflexions cinématographiques, s’instaure une triple dialectique. Au cours des tergiversations, remises en question et autres introspections de son personnage dont il nous laisse à penser qu’il pourrait être autobiographique, Charly Delwart, par ailleurs scénariste, insère des scènes qui ne manquent pas d’originalité et de piquant comme la réunion de l’association des personnes de petite taille, ses séances de karaté, puis celle de yoga avec une comédienne, Virginie, qu’il surnomme l’État américain, ses recherches sur le nanisme, ses comparaisons entre la comédie et le drame. Ce roman existentiel se déroule selon un protocole presque médical, avec des étapes balisées par les titres de chapitres : Diagnostic, Visitation, Pourquoi ?, Suivre les signes, Détermination et moyens, L’impasse, L’utilité du détour, etc. pour en arriver à un final superbe, We all need help sometimes, où il se retrouve confronté, à nouveau dans un rêve, à une baleine. « Je repensai à la baleine, son œil noir qui s’étirait d’un côté, j’avais cherché la solution dans les alentours immédiats de ma vie or il fallait fonctionner différemment ; je n’avais pas assez vécu ou qu’à distance, par images, écrans, théories, rêves, récits interposés, comme si mon existence avait été depuis toujours une forme de confinement. » Le nain face à un mastodonte avec une allusion à l’actualité, une confrontation qui lui permet de mesurer l’essentiel, « vivre l’immensité du monde ensemble », plutôt que de se faire… tout un cinéma !
Michel Torrekens