Verena HANF, La fragilité des funambules, F Deville, 2021, 300 p., 23 €, ISBN : 9782875990396
Les romans de Verena Hanf pétrissent toujours le matériau humain. La fragilité des funambules, dernier livre de l’autrice, ne déroge pas à la règle. On y retrouve également un autre invariant chez Hanf, qui se niche dans la mise en présence, voire dans la mise en friction, d’êtres et d’univers qui se seraient développés en parallèle si des éléments extérieurs n’avaient pas provoqué une rencontre. Comme celle d’Adriana, une jeune Roumaine au passé aussi rugueux que l’attitude qu’elle affiche, et Nina Jung, une psychologue confortablement installée aux agacements multiples. Tout, pratiquement, éloigne les deux femmes : leurs racines, leur éducation, leur statut social et marital, leur inscription au monde. Une faille aiguë les rassemble toutefois : leur maternité contrariée.
Adriana a un fils, Cosmin, un gamin pétri de gentillesse et de sensibilité, conçu dans des circonstances douloureuses, laissé au pays, à 2200 kilomètres, chez ses grands-parents. Mathilde, enfant unique de Nina et Stefan, est quant à elle une fillette trop gâtée, réclamant l’attention de tous à coup de geignardises et d’exigences. L’un comme l’autre évoluent à distance de l’orbite parentale : Cosmin n’échange que des coups de fil laconiques avec sa mère qui – ironie du sort ! –, pour subsister, s’est dégoté une place de nounou. C’est donc elle qui, sans grande tendresse, s’occupe de Mathilde : « Quelle grenouille grincheuse ! Adriana a envie de la gifler, mais elle se contient, se raisonne. La petite n’y peut rien. Elle est née là-dedans, dans cette famille trop riche, dans cette maison trop vaste, dans cette banlieue trop propre, un biotope de bourges. Elle dort entre peluches et poupées, pétales et pompons, ce n’est pas étonnant qu’elle soit trop molle, sans résistance, à fleur de peau. »
Car aux yeux d’Adriana, se montrer forte, prendre sur soi, réprimer ses émotions se révèle vital. La férocité de l’existence l’a déjà marquée à diverses reprises et il est inenvisageable qu’elle (s’af)faiblisse à nouveau : si elle perdait ne fût-ce qu’un millimètre carré de sa résistance intérieure, elle s’écroulerait. Définitivement cette fois. Alors elle construit des digues énormes entre elle et toute forme d’attachement et ne demeure en lien, maîtrisé et froid, qu’avec ses parents et son fils, ainsi qu’avec Gaston, son copain très accommodant et très attaché à elle : « Bien qu’ils sortent ensemble depuis deux ans, elle reste pour lui difficilement cernable. Ses sautes d’humeur non verbales, son côté chaud-froid, défensif-agressif, ses éternels silences sont parfois agaçants. Mais Gaston est amoureux d’elle. […] Adriana est peut-être farouche, lunatique, difficile, mais pas ennuyeuse. […] Adriana, il faut la conquérir en permanence. Elle est une forteresse qui n’ouvre que rarement son pont-levis. » L’insatisfaction dessine aussi les contours de la vie de Nina, d’une manière plus éthérée, plus diffuse : frustrée dans son couple, insécurisée dans sa féminité, dépassée par son rôle de maman, lassée par ses patients, confuse dans ses rapports aux autres, elle s’enfonce de plus en plus dans l’aigreur, l’alcool et les éclats. Avoir tout pour être heureuse en apparence, et dépérir au plus profond de soi sans savoir exactement pourquoi : quel malaise visqueux, quel incompréhensible paradoxe.
Par son écriture fluide et sans maniérisme, avec sa façon bien à elle de saisir l’humanité à travers des formules originales et imagées (et parfois drôles), Hanf nous offre un roman sur les affections empêchées, les solitudes souffrantes, les quêtes vaines, l’incommunicabilité vibrante, les rencontres échouées, sans pour autant tomber ni dans cynisme ni dans le désespoir : si les funambules sont fragiles, ils ne décrochent jamais de leur fil…
Samia Hammami