Vue panoptique sur la folie humaine

Thierry JANSSEN, Facteur humain, Lansman, 2021, 60 p., 10 €, ISBN : 978-2-8071-0311

janssen facteur humainComment raconter le monde et notre époque ? En le contant ! Tel est le pari artistique de Thierry Janssen dans son œuvre Facteur humain. En usant d’un conte tantôt noir comme l’encre de seiche, tantôt comique à souhait, où le tarmac du réalisme offre une piste de décollage idéale au fantastique. Où le récit intimiste des relations humaines épouse le récit de la fin du monde et du sort de l’humanité.

Trois personnages forment un triangle infernal. Au début simples spectateurs de la folie environnante, ils en deviennent ensuite des acteurs, basculant du côté obscur. Un retour à la raison est-il possible ? La cloison qui sépare délire et raison est-elle aussi ténue ?

Un texte ressuscité par les éditions Lansman après une première publication en 2006. Le motif ? « La réédition se justifie par l’actualité du texte qui n’a pas pris une ride. Nous voulons ainsi lui donner une deuxième chance d’être lu par un maximum de jeunes, notamment dans le cadre scolaire. » C’est que Facteur humain explore les méandres de la folie humaine, à l’échelon individuel et collectif. Le point de départ s’enracine dans la consommation effrénée d’informations jetables et insensées crachées quotidiennement par les journaux et la télévision. Où la monstruosité des crimes et des violences n’a d’égal que sa diversité, sa créativité. Leur « folie ne manque pas de méthode», dirait Hamlet. Et si le propre de l’humain résidait … dans l’inhumain ?

Elles et lui

Lui, c’est Ludovic Victor. Extra-terrestre d’apparence humaine âgé de 33 ans, il vend journaux et magazines dans un kiosque. Une position idéale pour accomplir sa mission de collecte d’informations sur l’espèce humaine. Tourné vers le futur, il consacre son temps libre à la construction d’une soucoupe volante afin de rejoindre son Père prétendument installé sur une autre planète.

Elle, c’est sa mère (poule). Obnubilée par le passé et son enfance, elle se rêve Judy Garland dans Le magicien d’Oz.

Et enfin, celle-là, c’est Cendre, élément à la fois perturbateur et révélateur. Être mystérieux, elle se décrit à juste titre comme « Le grain de sable. L’empêcheuse de tourner en rond. Le virus dans la machine. »

Inversion de la fable de l’enfant sauvage

Au lieu du traditionnel concept de l’enfant sauvage censé se civiliser en grandissant au contact des humains, le récit met en scène un extra-terrestre censé non pas être élevé par eux, ni même les élever, mais bien les étudier. Ainsi, les humains deviennent des objets d’étude/cobayes au lieu d’en être les sujets, et la sauvagerie, d’habitude associée aux populations primitives ou aux animaux, est attribuée ici aux humains. Le sauvage joue le rôle du civilisé et les civilisés jouent le rôle du sauvage. Question : que devient, au contact des humains, un être aussi sophistiqué qu’un extra-terrestre ? Devient-il humain ? Si oui, pour le meilleur ou pour le pire ? Finit-il fou ? L’humanité, et ses vertus (l’amour, l’émotion, l’amitié…) valent-elles le risque de la folie ?

L’humain à l’épreuve de l’inhumain

Un homme dégustant un fœtus cru, un autre zigouillant son perroquet au motif d’être injurié par celui-ci … vraie ou fausse info ? L’une des forces du récit tient justement dans ce mouvement d’essuie-glaces entre la réalité et la fiction.

Une tension cristallisée par cette réplique de Ludovic : « Je récolte des informations représentatives du monde d’ici ». Or les événements médiatiques sont-ils justement représentatifs de l’humanité ? L’extrême bafoue-t-il la règle ou, au contraire, en révèle-t-il le suc quintessencié ? La télévision repose-t-elle sur l’information ou la désinformation ? Qu’est-ce qu’un événement ? Un événement est-il une information ? Une information est-elle une connaissance ?

Plus largement, l’œuvre interroge le proprement humain, tiraillé entre rationalité, d’une part, et usage irrationnel de cette même rationalité, d’autre part. L’humanité, au sens positif, a le don de vivre rationnellement son animalité. L’humanité, au sens négatif, a tendance à vivre irrationnellement/bestialement sa rationalité.

Facteur humain, c’est l’histoire d’un secret familial, alimenté par le tabou et le refoulement, tissu intimiste qui forme un nœud inextricable avec le fil du destin de l’humanité, elle aussi rongée par un tabou, celui de sa folie et de sa trahison envers la Raison.

Julien-Paul Remy