Un coup de cœur du Carnet
Frédéric ROUSSEL, Grand Nord, Hélice Hélas, coll. « Mycélium mi-raisin », 2021, 184 p., 18 €, ISBN : 978-2-940522-97-2
On entame la traversée du Grand Nord comme sur des raquettes, précautionneusement, assez maladroitement, en quête de stabilité. On est quelque peu désorienté face à l’étendue poudreuse et l’absence de repères familiers, mais une chose scintille aussi clairement que les cristaux de glace : il faut tracer un chemin, un pas après l’autre, et pénétrer l’immensité. « En haut à droite, un glacier gigantesque, / qui couronne l’archipel. / La presqu’île, en haut à gauche, se prolonge par le cap de la Mélancolie. / Les îles littorales, dans le bas, / ce sont les îles de la Solitude. / Il y a des rivières et des lacs, / innombrables, / le lac du Malheur, / le lac de l’Oubli, / le lac de l’Abandon, pour les principaux. / Il y a des montagnes, aussi. / Comme le Pic des Calamités, / qui culmine à 2358 mètres, / dans la chaîne côtière ». Tel est le paysage aux résonances émotionnelles dans lequel le lecteur-explorateur évoluera.
Car l’ouvrage de Frédéric Roussel parachute ce dernier au cœur d’une zone littéraire peu explorée, où la forme des vers cristallisent les phrases en prose, où les illustrations en noir et blanc se cadrent dans le texte ou parcourent les pages. Ce « récité dessiné » – selon l’étiquette officielle – se focalise autour de la figure énigmatique de Maldon, un major désigné par la Commission Géographique Internationale pour cartographier un glacier, « […] qui n’est pas qu’une immensité / de blanc homogène », mais plutôt une réalité de courbes, de dénivellements, de reliefs, et d’inattendus et de nuances. Seul, complètement seul, le scientifique s’attèle à cette tâche qui relève de l’impossible et qui repousse les connaissances (méta-) physiques, celles embrassant à la fois l’infini et la finitude. Jour après jour, pendant des mois, Maldon mène son travail avec méthode (relevés, mesures, calculs, répertoriages, désignations, esquisses) tout en s’enfonçant peu à peu dans une réalité moins objective, celle où les contours du réel se floutent et se distancient. « Il avait atteint ce seuil de la solitude / où l’image de l’humain, / sa voix, / le son même de la voix de l’humain / manquent à ce point / que leur seule évocation / provoque le vertige. / L’idée même de l’humain / ne renvoyait plus à rien. / À rien ». Aux confins du monde et aux abords de la folie, pour se détourner de la pente glissante des questionnements tourbillonnants, le topographe décide de préciser sa carte et ses descriptions en s’aventurant dans des espaces vierges d’investigation…
Grand Nord a été initié par Frédéric Roussel alors qu’il naviguait sur le voilier Knut au large du fascinant Groenland. Cette contingence génésiaque trouve certainement écho dans la présentation graphique du livre-carnet publié par la maison d’édition suisse Hélice Hélas. Mais c’est encore plus la narration, progressive et rythmée, lente et économe, qui engloutit le curieux, en lui instillant cette impression inexplicable de ressentir la désolation des lieux, l’agitation de l’être, l’espoir ailé, le froid ambiant et même un étrange sentiment d’éternité. Se confronter à ce récit s’avère un voyage unique et émouvant, insoupçonné, dont on regrette immédiatement la fin, même notre nord s’est parfois perdu en chemin…
Samia Hammami