Rites d’envol

Véronique GALLO, L’entropie des sentiments, Héloïse d’Ormesson, 2021, 240 p., 18 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-35087-773-0

gallo l'entropie des sentimentsKate (ne l’appelez surtout pas Catherine, comme le fait sa mère), est en proie au doute. Étudiante en première année d’université, elle passe son dernier examen oral et n’en mène pas large face à un professeur qui affiche son mépris et la malmène. À la maison, la situation est désespérée : son père boit trop et dort sur le divan, sa mère s’assomme de somnifères et son jeune frère Thibaut est insupportable. La musique, dont elle s’abreuve et qui rythme le roman, est son refuge le plus sûr, qui construit un rempart sonore.

Mais surtout, elle s’interroge sur sa vie sentimentale, se trouvant très seule alors que ses copines la pressent de se lancer dans l’aventure amoureuse. Elle reçoit bien des signaux qui lui indiquent qu’elle ne laisse pas les hommes indifférents, mais elle cherche une complicité qui n’est pas à la portée du premier venu. Kate recherche les contacts, mais elle est exigeante, elle tient à sa liberté et son sens critique demeure toujours en éveil. En fait, elle est aux portes du monde adulte dont elle perçoit toutes les contradictions sans pouvoir se satisfaire encore de ses repères d’adolescente. Dans les guindailles, elle franchit des limites, elle revendique le droit de sortir et de fréquenter qui elle veut face à une mère qui veut tout contrôler. Et en marge de ses études littéraires, elle s’adonne au dessin.

C’est Sam, de quelques années plus âgé qu’elle, qui va lui donner l’impulsion pour aller plus loin dans cette voie, contre l’avis de ses parents. Sam qui est assistant à l’université et prépare une thèse, qui est fiancé mais qui hésite lui aussi dans ses choix et ne cache pas que Kate lui plaît. C’est sans doute lui aussi qui aura glissé à l’autrice l’idée de placer le terme entropie dans le titre du roman. Emprunté à la thermodynamique, il est  « la fonction définissant l’état de désordre d’un système, croissante lorsque celui-ci évolue vers un autre état de désordre accru ». Et c’est vrai que la famille de Kate est en pleine entropie.

Véronique Gallo a sans doute puisé dans sa propre expérience pour créer l’ambiance et le contexte de ce roman : l’action se déroule à Liège, dans le dernier quart du 20e siècle. Les références culturelles liées à cette époque sont nombreuses, mais l’histoire de Kate est celle, éternelle, des rites de passage qui entourent la sortie du cocon familial. Le récit est vif, les rebondissements entretiennent l’attention du lecteur.  Les dialogues occupent une place de choix : ils sont placés sous le signe de la tension familiale, où les invectives fusent, où les répliques acérées filent comme des flèches entre deux claquements de portes. Ils sont doublés de commentaires en off de Kate qui n’ont rien à envier à leur version sonore. C’est là que l’on se souvient de ce que l’autrice est aussi et avant tout humoriste, comédienne et dramaturge. Et cela explique sans aucun doute son art manifeste de mettre en avant les détails plus vrais que vrais empruntés à la vie quotidienne qui font mouche et qui renvoient à l’expérience de chacun.  C’est très certainement aussi la clé de son succès, lequel ne devrait pas être démenti avec L’entropie des sentiments.

Thierry Detienne