Grégory MATTHYS, Lettres muettes pour fille non-affranchie, Aube, coll. « Regards croisés », 2021, 296 p., 19,90 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-8159-3851-8
Lise Bellacroix a 27 ans. Elle travaille depuis 4 ans à l’accueil de l’entreprise d’outillage Toolex où ses journées sont rythmées par les frottements de la porte coulissante et les demandes incongrues (quand elles ne sont pas incompréhensibles ou insupportables) des clients.
Une fois la journée terminée, Lise fait les courses et prépare à manger pour son compagnon incapable de l’aider, trop occupé d’attendre devant la télé l’inspiration qui fera de lui un grand peintre.
Elle passe aussi son temps à raccrocher à sa mère qui n’a de cesse de lui rappeler à coups de phrases assassines qu’elle est tout sauf la fille dont elle rêvait :« si tu étais maligne, tu te servirais de ton diplôme de sociologie pour trouver un travail convenable. » Même son chat, Ding, passe son temps à la snober.
On l’a compris, Lise n’a pas ce qu’il convient d’appeler une vie épanouie. À tel point que, derrière son comptoir de chêne clair, elle se demande si ce monde est réellement absurde ou si le problème vient d’elle. Se pourrait-il même, s’interroge-t-elle encore, qu’elle soit une « dissonance dans la mélodie » ? Car Lise pense sérieusement que sa présence ici n’a pas de sens. Elle se formule d’ailleurs que « si [sa] vie [lui] semble pleine d’absurdité c’est peut-être parce qu’elle n’a pas lieu d’être ».
Bref, Lise n’est pas en forme.
Jusqu’au jour où elle se met à recevoir d’étranges lettres. Étranges puisque les courriers ne contiennent rien d’autre que des pages blanches.
La boule dans les quilles de l’absurde dont elle s’accommodait bon an mal an ?
Un certain changement, du moins, pour Lise qui, à force de chercher l’origine et de tenter de comprendre le sens de ces lettres muettes, se met à agir de façon inédite, à rencontrer des gens comme autant de grains de sable dans la machinerie bien huilée de l’habitude. Et la voilà qui se met à modifier son comportement, déplaçant progressivement son centre de gravité du faire vers l’être, se révélant ainsi à elle-même, prête à éclore au monde.
Le premier roman de Grégory Matthys, Lettres muettes pour fille non-affranchie, paru début juin aux éditions de l’Aube, se lit d’une traite.
Sans doute est-ce dû à la capacité de l’auteur à construire une intrigue-enquête autour des mystérieuses lettres envoyées à Lise, autour de 9 passages en italique, aussi, auxquels seuls les lecteurs ont accès et qui restent anonymes. Le lecteur cherche dès lors à comprendre comment ils s’articulent au récit et éclairent le mystère, permettant à l’auteur de resserrer plus encore la tension dramatique du récit.
À moins que cela ne tienne à l’humour/ironie que l’auteur saupoudre adroitement, tant dans les scènes à l’accueil de Toolex, que dans les échanges astringents entre Lise et sa mère ?
Cela pourrait aussi provenir de ce petit quelque chose, dans ce livre, qui tient du monde de Sophie, avec ces lettres, venues de nulle part, comme point de départ au changement. Si, dans l’ouvrage de Jostein Gaarder, les lettres sont autant de prétextes à l’entrée en philo, ici, elles servent clairement d’occasions pour Lise de s’interroger sur le monde, son monde, ses choix et, in fine, comment il lui faut être au monde.
Mais on pourrait encore et aussi pointer du doigt les scènes qui croquent (au sens de croquis) magnifiquement le monde de l’entreprise, les dialogues plus vrais que nature, les fausses pistes qui permettent d’interroger les rapports de genre ou faire donner à voir les tensions/ inégalités hommes-femmes qui marquent et les violences qui en découlent.
Sans doute est-ce un peu de tout ça qui fait que l’on passe un très bon moment avec ce livre qui fait du bien. Parce que Lise change. Et elle nous montre que, même si ce n’est pas simple, ce n’est pas impossible : « Pourtant j’ai peur. Comme si écrire allait me dévoiler au monde entier. »
Alors ces lettres seraient comme les pages blanches du livre qui lui reste à écrire, le livre de son éclosion parce que, comme le dit si bien Anaïs Nin, « vint un temps où le risque de rester à l’étroit dans un bourgeon était plus douloureux que le risque d’éclore ».
L’éclosion qui tient aussi à une rencontre parce que, comme La vie est belle de Capra, ce récit donne surtout à voir les « liens surprenants qui lient les êtres vivants. [Le] pouvoir qu’une vie a sur une autre sans même en avoir conscience ».
Oui. Il y a de tout ça dans ces lettres finalement pas si muettes que ça.
Amélie Dewez