Cinq, quatre, trois… : la trilogie d’Anne-Cécile Vandalem

Anne-Cécile VANDALEM, Kingdom précédé de Tristesses et Arctique, Actes Sud papiers, 2021, 144 p., 18 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782330151768

vandalem kingdom precede de tristesses et arctique Juger un livre est une autre affaire que de juger un spectacle. Anne-Cécile Vandalem fait paraître chez Actes Sud les trois pièces qu’elle rassemble comme une trilogie, une trilogie dénuée de titre (Le Sang des promesses aurait pu être un bon titre mais il faut croire qu’il était déjà pris) ou plutôt composée de trois titres distincts : Tristesses, Arctique, Kingdom. Trois titres qui désignent des lieux, réels ou imaginaires, tous isolés dans le Nord.

Tristesses se construit comme une enquête policière : la mère de l’actuelle cheffe de l’extrême droite danoise est retrouvée pendue sur l’île fictive de Tristesses, presque totalement désolée : tout y est à l’arrêt et il ne demeure qu’une poignée d’habitants pour entretenir les lieux et singer le fonctionnement d’une plus large communauté. Arctique est un huis clos qui réunit, dans un anonymat relatif, les protagonistes d’une dramatique affaire politico-environnementale jamais résolue : mystérieusement conviés sur un bateau, ils vont peu à peu s’identifier mutuellement, comme dans un roman policier qui distillerait les indices au fil de l’eau. Kingdom, enfin, librement inspiré de Braguino (2017), film documentaire de Clément Cogitore salué par la critique, met en scène une famille patriarcale ayant opéré un retour à la nature, non sans pertes : le décès de la mère de famille et l’installation d’une deuxième famille sur le même territoire a attisé l’éternel désir humain de se désigner des ennemis mortels.

Le décor est à chaque fois planté avec une précision presque maniaque, ouvrant néanmoins la voie à la diversité des interprétations scéniques possibles. Car ces pièces ne peuvent être jouées littéralement : le texte est un texte à lire, impossible à transposer tel quel sur les planches. Anne-Cécile Vandalem suggère d’ailleurs, après la dramatis personae de Tristesses, d’user de la vidéo afin de pouvoir suivre les personnages de décor extérieur en décor intérieur. Parce que tel est le sujet des trois pièces : les rapports du microcosme de l’intime au macrocosme du destin du monde. Les politiciens d’extrême droite, les indépendantistes, les activistes écolos, les survivalistes, ces positionnements politiques emblématiques d’un monde qui dérive en quête d’un sens perdu ne prennent corps qu’à travers des trajectoires individuelles qui s’entrechoquent avec violence. Loin des dichotomies simplistes du pour ou contre ces positionnements, c’est davantage de l’intérieur de ceux-ci qu’Anne-Cécile Vandalem traque les heurts tragiques. L’on reconnaît, sous les personnages, des figures réelles comme sources d’inspiration possibles de la dramaturge (dans Tristesses, Martha Heiger et son père évoquent la famille Le Pen) mais à aucun moment la référence anecdotique ne peut prendre le pas sur le déroulé tragique de chacune des pièces de cette trilogie.

Tragique ? Assurément. Un tragique shakespearien ou koltésien, grinçant jusqu’à parfois provoquer le rire, de ces rires nerveux incompressibles lorsque la tension monte sans espoir de redescendre dans une atmosphère faussement légère (certaines répliques ou situations incongrues d’Arctique créent ainsi de petits paliers de décompression). Également comme chez l’auteur de Hamlet ou chez celui du Retour au désert, les fantômes abondent. Les dramatis personae sont de fait divisés, pour chacune des trois pièces, entre les « Vivants » et les « Morts ». Ces derniers ne parlent pas mais sont musiciens, donnant une cadence singulière à la marche tragique qui conduit les survivants vers un destin funeste.

La structure des trois pièces est à cet égard tout à fait éloquente : Tristesses comporte cinq actes, les cinq actes de la tragédie classique, quand Arctique n’en dénombre plus que quatre et Kingdom, trois. C’est peut-être en ce sens que ces textes forment une trilogie, plus encore que par leur ancrage géographique ou plus généralement spatial : l’enchaînement des pièces semble, à la lecture, former une sorte de compte à rebours. L’impression est sans doute favorisée par la chronologie propre à chacune des pièces : une action située en 2016 pour Tristesses, en 2025 pour Arctique et dans le hors temps du lieu à l’abri du timing insistant de la civilisation pour Kingdom. Compte à rebours vers la fin de la civilisation telle que nous la connaissons, avec ses violences et des empressements malsains ? Le nombre de morts que l’on peut comptabiliser au fil des trois pièces semble nous conforter dans cette lecture… Toutefois, le compte à rebours ne va pas à son terme, puisqu’il n’y a ni quatrième pièce à deux actes ni cinquième en acte unique. Sans doute faut-il laisser de l’espace pour des récits ultérieurs, ainsi que le laisse entendre le patriarche au documentariste qui est venu filmer la débâcle de cette famille rongée d’une rage vengeresse : « Raconte-leur notre histoire ». Car l’enjeu des trois pièces se joue aussi à cet endroit : quel témoignage pour ces êtres humains si prompts à se massacrer les uns les autres ? Et plus encore : pour qui témoigner, après la fin d’un monde ?

Christophe Meurée