Vinciane MOESCHLER, Alice et les autres, Mercure de France, 2021, 208 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-7152-5668-2
En littérature, dans les arts, la matière, à savoir ce sur quoi la création repose, ce dont elle s’empare, ne vit qu’à être sondée par la manière. La puissance des œuvres tient dans ce jeu d’invention entre matière et manière. Auteure d’une œuvre marquante — Trois incendies couronné par le Prix Rossel 2019, le non moins sidérant Annemarie S. ou les fuites éperdues ou encore Schéhérazade, ma folie —, Vinciane Moeschler creuse dans Alice et les autres les vertiges d’un psychisme en proie à des troubles dissociatifs.
La façade d’une famille paisible, composée de madame Morin, de son mari Guy et de leurs trois enfants, vole en éclats dès les premières pages. Comme elle est descendue dans les tourments d’Annemarie Schwarzenbach, Vinciane Moeschler s’approche au plus près des zones de diffraction mentale dont souffre Alice depuis l’adolescence. Le roman devient l’esquif sur lequel les doubles, les alters de la mère de famille se réfugient. Comment mettre en récit un personnage envoûté par des personnalités multiples qui prennent tour à tour le contrôle de son être ? Comment donner corps, rapiécer une héroïne qui, dès qu’ils refluent, oublie tout des doubles qui la visitent ?
La première fois, c’était à la venue du printemps.
Sur le chemin répétitif du collège.
J’ai quinze ans, je shoote dans les cailloux gris et calcaires avec la pointe de mes tennis.
L’enlisement dans les mille et une fois déplace les mille et une nuits de Schéhérazade dans les cercles de ce qu’on appelle folie. Dans Alice et les autres, il ne s’agit pas d’entendre Alice et cetera. Alice ne se tient pas ailleurs que dans cette ronde d’êtres qui la peuplent sans que les éclats formés par madame Morin, Alice, Betty, Emile, Jasmine ne composent un tout. Dans l’altérité signifiée par le titre, dans le pluriel « les autres », il faut aussi entendre le lecteur et l’auteure. Par un phénomène d’échos, la romancière est possédée par les personnalités qui, squattant madame Morin, kidnappent le geste même d’écrire mais aussi la position du lecteur.
Vinciane Moeschler écrit au plus près des métamorphoses, l’oreille, les sens collés aux rapts qu’endure Alice. Le livre s’avance comme un radeau de la folie, qui recueille les mots délabrés, les bribes des traumatismes de l’enfance. Princesse solitaire, prisonnière de son palais des glaces, des miroirs brisés, Alice Morin garde le cap de la vie grâce à l’amour absolu que lui voue son mari.
Dans ce roman choral, quatre voix composant les quatre chapitres tournent autour du trou noir de l’héroïne, les voix multiples d’Alice, celle de Guy, celles des deux garçons, celle de la fille. Au cours des crises de dédoublement, la conscience s’arrache au corps, rompt son attache avec l’ici-maintenant, s’enfonce dans les terres mouvantes du « je est un autre », mana rimbaldien qui trône en exergue de la première partie. Face à l’insupportable, face à la mère toxicomane morte, au père absent, face au grand-père incestueux, Alice met en place un mécanisme de défense virtuose, élit un autre plan, une réalité irréelle où elle devient tantôt Betty, tantôt Alice gamine, parfois Emile ou Jasmine. Elle ne régresse pas à l’âge de ses six ans, elle s’abrite dans une fillette que la vie a bousillée, avant d’oublier Alice, d’écarter madame Morin et de déposer ses souffrances chez Betty, celle qui tapine dans les cafés, offre son corps meurtri.
Les registres qu’emprunte l’écriture sont taillés dans la langue de l’enfance qui ne passe pas, des introspections qui plongent dans les arcanes du gouffre. Compacts, murés, économes, les mots tournent autour de scènes infantiles refoulées qui, d’être occultées, reviennent sous la forme d’entités diffractées habitant des univers parallèles. La romancière nous emmène dans le labyrinthe d’une femme « aux mille visages », d’une femme cubiste dont les personnalités bifurquent. Les quatre alters récurrents qui la traversent sont les cristallisations de fragments du passé donnant la clé du puzzle d’un présent fractionné. Des séjours en hôpital psychiatrique à la transmission générationnelle des blessures, au drame final, l’auteure double Mon corps et moi de René Crevel par « moi et ma maladie », la dualité sous laquelle vit Alice.
La vie est une scène de théâtre où, afin d’échapper à l’invivable, certains essaient des rôles : à l’intérieur de son organisme, la protagoniste place le corps de sa folie. L’écriture de Vinciane Moeschler ne dit pas la folie, les scissions identitaires, le devenir plusieurs afin de ne pas mourir : elle ouvre l’espace littéraire à la schize qui, parfois, préside à son exercice.
Véronique Bergen