Vinciane MOESCHLER, Trois incendies, Stock, 2019, 282 p., 19 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782234086395
Trois incendies est le portrait de famille de trois femmes à la fois fortes et sensibles, traversées dans leur quotidien par différentes guerres. Des guerres, à la fois proches et lointaines, incomparables et pourtant reliées par les mêmes atrocités et les mêmes douleurs. Trois voix, trois incendies, trois caractères qui ont leur vie propre, un rythme et une langue singuliers, qui se racontent l’une l’autre dans des chapitres courts, captivants et parfaitement agencés.
Dans ce roman de Vinciane Moeschler, le lecteur assiste à la reconstruction d’une mémoire fragmentée, fragilisée par l’Alzheimer récent de la grand-mère Léa. Celle-ci a connu étant enfant la guerre 40-45 et l’Ardenne belge. On la découvre marchant avec ses parents et ses trois frères sur la route fuyant l’occupation nazie. Bercé par les tirs, les sifflements des bombardements, son récit est celui du traumatisme qui l’accompagnera durant toute sa vie. Sa fille Alexandra, devenue femme photographe en quête d’images de guerres, se situe à Beyrouth en 1982 où a lieu le terrible massacre de Sabra et Shatila. Sa fille Maryam rejette l’idée de la guerre et cherche une vie plus sereine entourée d’animaux. Elle est la nouvelle génération, la fille d’ici et maintenant. Sa parole est une réelle poésie de l’instant.
Depuis longtemps l’autrice et cinéaste Vinciane Moeschler s’intéresse à ces femmes qui font le métier singulier de reporter de guerre. Elle a réalisé un documentaire radiophonique, Femmes dans la guerre, où l’on entend la voix de la grande photographe Christine Spengler, mais aussi celles de femmes vivant la guerre et les conflits qui ne sont pas les leurs. De toutes ces rencontres et recherches découle cette fresque de portraits composée comme une grande et délicate partition musicale. Extrêmement fin et riche par sa langue, le texte l’est aussi par les multiples thèmes qu’il traverse. Vinciane Moeschler a pris le temps de construire ses histoires, de choisir minutieusement les mots qui racontent ces femmes, mais aussi les gens qui gravitent autour d’elles, toutes des petites histoires dans la grande Histoire.
Il s’agit d’un roman sur l’enfance, la mémoire et sa transmission, sur les souvenirs qui abiment « Alexandra se souvient de ce que sa mère lui avait dit un jour : ce qui est dur dans la guerre pour un enfant, c’est d’arrêter d’être un enfant » ou font avancer « ce qu’il y a de bien dans la vie, c’est que les histoires débutent à tout moment ». À chaque époque des fantômes traversent les âges et agitent les esprits. Mais malgré les horreurs, une lumière certaine habite les personnages qui puisent en elle la force de rebondir sans cesse.
Il est aussi question d’un Rolleiflex qui se transmet de génération en génération ou de l’art de la recherche d’images qui « donne la priorité aux vivants ». Grâce à Alexandra « jamais aussi vivante qu’au cœur du conflit », le lecteur peut ressentir les choses qui n’apparaissent pas de manière visible dans le travail des reporters de guerre. Sont racontés la peur, la décadence du monde, le rapport à soi-même, le quotidien partagé avec les victimes, la violence, la haine qui se niche à l’intérieur de soi, la rencontre de compagnons et de visages qui nous transpercent l’âme, la colère qui se transmet de génération en génération. Les photographies rythment l’histoire de bout en bout, raniment des souvenirs précieux et font exister des émotions qui sauvent.
Les relations sont au cœur de cette épopée : les relations mère-fille, la figure du père, la fratrie, l’importance de la grand-mère, de l’homme qui attend inlassablement le retour de sa femme la reporter-photographe, du compagnon qui fait oublier une réalité insoutenable, d’une petite fille à la robe bleue et de son image qui traverse l’espace-temps et qui se retrouve à la fois ici et là-bas, dans le passé et le présent, intemporelle et inoubliable. Les mots de Vinciane Moeschler nous rapprochent au plus près du réel du monde. Elle capture le regard, vise l’âme, contemple et déroule l’histoire des êtres qui la touchent. Son roman est comme une bonne photo, un miracle simple qui reste dans la tête. A la fin du livre, on voudrait que cette histoire se poursuive encore, que d’autres récits naissent avec ces mots-là, dans ce regard-là.
« Il y a quelque chose que nous partageons tous.
Vous savez, ces moments où nous sommes à la recherche d’un but, jusque dans le déni des obstacles que le destin semble nous coller entre les pattes.
Et ce que l’on trouve à la fin, ce n’est pas ce que l’on s’est obstiné à obtenir, mais quelque chose de totalement inattendu. »
Mélanie Godin