Jean Claude BOLOGNE, Le nouvel an cannibale, Maelström, 2021, 232 p., 17 €, ISBN : 978-2-87505-384-8
La vie des livres, la manière dont ils font voler en éclats la frontière entre réalité et imaginaire, les pouvoirs ontologiques, les sortilèges dont ils sont porteurs sont au cœur du dernier roman de Jean Claude Bologne, Le nouvel an cannibale. Auteur d’une œuvre marquante riche d’une quarantaine de titres, romancier, essayiste, philologue de formation, Jean Claude Bologne met en récit avec ambition, érudition et humour le coup de dés de la création.
En sept chapitres, le protagoniste David Marcœil, informaticien de son état, atteint d’une inexplicable douleur à la main (analogon des stigmates à l’ère du numérique ?), fait l’épreuve de l’insolite. Lui qui entend tout contrôler, qui s’en remet aux petits dieux de la raison, se retrouve happé dans une quête qui tient du jeu de piste et de l’initiation. Une brochure poétique qui l’attend dans la salle d’attente du médecin le réquisitionne : le pouvoir de la lettre sur l’esprit se verra à de nombreuses reprises mis en abyme. Chez Kafka, dans l’apologue Devant la loi (publiée sous la forme d’une nouvelle et racontée dans Le procès), l’homme de la campagne comprend trop tard qu’il revenait à lui seul de pénétrer la porte de la Loi. David se situe aux antipodes de l’attentisme de l’homme de la campagne. Signée A.G., la dédicace sur la page du livre lui est destinée et, en dépit d’un esprit peu enclin aux brumes de l’irrationnel, il la prendra au pied de la lettre : « À mon frère lombard. Rendez-vous au Nouvel An cannibale », ce jour où la planète a épuisé ses ressources renouvelables.
Dans la chair du roman de Jean Claude Bologne, les expressions multiples de Janus se matérialisent. Si, comme l’affirme une légende médiévale, chaque être possède son double d’ombre, David, afin de venir à bout de la douleur qui terrasse sa main, se doit de retrouver son mystérieux jumeau venu consulter le même praticien pour une douleur en miroir. La montée des voix de David et d’Antoine déploie un arc narratif qui tient de la lutte fratricide entre Caïn et Abel, à ceci près que tous les humains sont in fine des Caïn. La dualité est-elle au fondement de la création qui repose sur un jeu entre lumière et ombre, bien et mal, qui n’existe qu’à éjecter sa « part maudite » ? Ou n’est-elle que le fruit de l’esprit ? Le roman explore avec virtuosité et sens du suspens la division au principe du ventre maternel de l’Histoire : l’être sauvé (ici, David) ne doit son existence qu’au sacrifice d’un frère lombard victime du mécanisme du bouc émissaire (Antoine). La dimension magnétique des livres qui jalonnent la route de David (Tintin, la Bible, Ubu roi…) compose la note cannibale de ce roman-fable qui empoigne les impasses du contemporain (désastres environnementaux, urgence écologique, réchauffement climatique, menaces hypothéquant la survivance des formes du vivant…) en les appréhendant comme les concrétions finales de questions à l’œuvre depuis l’aube de l’humanité, des questions mises en forme dans la Bible, la Cabbale, les grimoires alchimiques, le corpus médiéval, la philosophie.
Tombant, comme Alice, dans un monde vertigineux, emprisonné dans un centre de rééducation mis en place par les Forces du B.I.E.N. (Bataillon d’Intervention Écologique pour la Nature) qui reconditionnent les humains écologiquement irresponsables ou criminels, David dispose d’un singe guide, nommé Papy, qui, tenant lieu de fil d’Ariane, l’aide à déchiffrer les indices, les signes agencés par son frère lombard. Jean Claude Bologne campe les luttes mais aussi les pactes entre David et les mille et un visages de la Sibylle, du conte, du légendaire. L’espace du roman lui permet d’interroger le prix à payer pour la division à laquelle s’est rangée l’Occident, à savoir la séparation entre la raison et son autre. David orphelin d’Antoine personnifie cette castration, cette vie lacunaire dès lors que l’Idole de l’utilitaire a condamné les divinités de l’inutile, de la dépense, que l’unité a été brisée par le rejet d’un jumeau non viable.
Au fil d’un voyage qui tient de la pataphysique, de la quête du Graal gémellaire, Jean Claude Bologne libère les mots de leur croix, explore les tensions de la logique et des territoires qui, répondant à une autre marche de l’esprit, ont été muselés. De prime abord, rejeton du cartésianisme à l’ère du virtuel, David est hostile au vœu mystique de reconstituer l’unité du corps, de l’âme et de l’esprit.
En soi, le livre est un espace borgésien. Celui de Jean Claude Bologne s’avance comme un espace eschérien qui enchâsse la bibliothèque du monde. Les maisons, les lieux se placent sous le règne de Poe, de la chute de la maison Usher, le réel se résorbe en un livre de livres qui, à tout moment, peut se refermer. La canicule qui s’abat sur les villes terrasse aussi les esprits en surfusion. Le jour du dépassement de la Terre se double d’un personnage du dépassement, David, tour à tour Christ blanc séparé de son Christ noir, Nazaréen amputé de Judas, voyageur emporté dans la main de Fatima, dans la Jérusalem céleste et terrestre, dans le vertige du « qu’est-ce qu’un humain ? qu’est-ce qu’un nom ? ». Il endure apocalypse intérieure et résurrection. L’ombre de Nietzsche se couche sur le récit. L’hypothèse la plus folle est la sœur de la plus abyssale des vérités :
Dieu a créé l’homme pour devenir parfait, pour être le Créateur, il a rejeté en l’homme toute son imperfection pour exister enfin, dans toute sa pureté, dans toute sa gloire.
– Il s’est créé un frère lombard.
Pas plus qu’il n’y a de planète B, il n’y a de planète lombard. Le roman que nous lisons est-il le jumeau de lumière qui a rejeté son frère maudit dans les limbes ? Ou serait-il le frère lombard des autres œuvres de Jean Claude Bologne ? Toute création a-t-elle sa sœur lombarde ?
Véronique Bergen