Daniel CHARNEUX, Norma, roman, Sablon, 2021, 128 p., 13 €, ISBN : 9782931112038
Norma, roman est paru en 2006 aux éditions Luce Wilquin. Lauréat du prix Charles Plisnier en 2007, le livre poursuit son chemin avec une réédition aux éditions du Sablon en 2021 – l’occasion pour les lecteurs et les lectrices de (re)plonger dans une réalité alternative où le temps du mythe n’est plus. Un espace où Norma Jean a abandonné Marilyn aux extrapolations de la foule carnassière et vieillit, avec le souvenir de l’autre, au milieu du désert de Mojave.
Laisser sa trace, son empreinte. Imprimer sa main sur le mur, comme l’homme préhistorique. Rester dans le souvenir des autres. Que reste-t-il de ces années de folie ? Des milliers de photos, une trentaine de films, une vingtaine de chansons. De la pellicule, de l’encre, des mots. Rien de moi. Rien de Norma.
Daniel Charneux arpente les traces photographiques de Marilyn Monroe et réinvente l’histoire à travers la voix de Norma Jean Baker, telle qu’elle la raconterait si la vie arrêtée en 1962 n’eût pas été la sienne. Au départ du corps sur pellicule, l’auteur tisse un contexte, des ressentis, des relations dont l’éclat colore ces réminiscences en noir et blanc. Sous les mots de Daniel Charneux, les silhouettes sortent du cadre pour rejoindre une succession de microcosmes qui se déploient comme un film. Dans l’éblouissement continu que constituent les photos de Marilyn surnage un geste, un détail. Un instantané minutieusement déplié avant qu’une fuite de lumière ne l’engloutisse, une succession de moments aussi ravissants que terribles dont l’auteur parvient à représenter, avec la même puissance, la grâce et la gravité. Ces souvenirs sont portés par une langue poétique et hachée faite de propositions répétées, de phrases tranchées de points et de virgules – tranchées comme le corps de Marilyn, jeté en pâture aux observateurs avides. Car Marilyn photographiée n’existe que comme objet du regard d’autrui. Elle est morceau de viande, produit de consommation, cuisse, sein, lèvres, chevelure mis à disposition de regards plus acérés que des couteaux.
Les cheveux d’un blond surnaturel, les cheveux blancs, les cheveux flous et blancs, le sourire rouge à lèvres sur fond entièrement blanc, sur fond artificiel, un morceau de star, un morceau d’étoile. […] Se donner l’impression d’exister, d’être autre chose qu’un paquet de chair, tout juste bon à susciter le désir. J’étais où, moi ? Elle était où, Norma ?
La vie de Marilyn est d’emblée divisée, entre “être” et “paraître”. Norma, roman matérialise ce dédoublement en accordant la parole (et un sursis d’existence) à la partie délaissée, élaborant un quotidien doux et mélancolique, fait de coquelicots et d’opéra sur vinyle. Mais Norma a beau s’être sauvée, son corps n’échappe pas à l’objectification : vieillie, elle se présente désormais comme une chair avariée, une “épave”. On peut regretter le sentiment de complaisance morbide qui gagne le lecteur ou la lectrice, à voir Norma s’inscrire d’elle-même dans le sillage de tous ceux qui l’ont considérée comme un “paquet de chair” – les mêmes, sans doute, pour qui vieillir n’est rien d’autre qu’un lent processus de cadavérisation. Mais c’est en cela que l’histoire rejoint l’acuité des phrases qui la portent : dans la description méthodique d’une expérience de néantisation de l’individu au profit de son image, dans la mise en scène efficace d’un espace où beauté et cruauté respirent à l’unisson.
Louise Van Brabant